La vérité au bout du rayon : récit authentique d'un réalisme poignant Conseillé par un de mes amis, d'ailleurs membre de notre très haute confrérie, cette très belle excursion présente un double intérêt : une route de haute montagne (40 kms ininterrompus au dessus de 2.000 m) d'une part, jalonnée d'autre part par sept cols auxquels la rareté (et l'impérieuse nécessité d'en posséder à son palmarès) donnent un éclat tout particulier. Bien sûr, on ne peut prétendre y accéder qu'un mois par an (15 juillet - 15 août) ; malgré cette fourchette étroite, nous n'y rencontrâmes pas les foules de l'Izoard gravi le lendemain qui nous parut plus facile que le Col del Fenestre de la veille. Mais voici l'histoire dans ses détails les plus émouvants (suivre sur carte Michelin 77, plis 8, 9 et 18). Par un matin bien ensoleillé du début du mois d'Août, trois jeunes et sveltes garçons, Olivier, Claude et votre serviteur, quittent le charmant camping du Rosier (premier village de la vallée de Névache) pour une belle aventure qui doit les mener aux portes du paradis (admirez le style lyrique toujours de mise en début de journée lorsque le corps et l'esprit ont encore toute leur légèreté et leur intégrité). Nous suivons la Clarée en devisant sur les beautés de Dame Nature. Deux kilomètres avant Névache, nous optons pour les routes étrangères, les voies françaises étant trop plates à notre goût (nous ne pouvions pas déterminer dans quel sens coulait la Clarée !). La montée sur le Col de l'Echelle par une jolie route efficace (bien que sans barreau !) permet d'accéder en 3 kms à un site enchanteur : sur 2 kms, un replat herbeux d'une centaine de mètres de largeur, parsemé de fleurs et de conifères nous accueille «bras ouverts». Ce col est le plus bas de la chaîne des Alpes (bien que 48 m plus haut que le sommet du Jura où j'habite) depuis le Col de la Forclaz au dessus de Chamonix jusqu'à la Côte d'Azur et il me semble donc étrange de n'y voir aucune voiture. Le symbolisme douteux de la carte Michelin (route blanche bordée d'un trait continu et d'un trait pointillé) me revient à la mémoire au moment même où je sens ma machine s'ébranler sous moi : je me trouve sur un chemin, certes carrossable, mais peu cyclable. Mes compagnons pestent alors que je reste contemplatif face à la vue plongeante sur le territoire italien. Une promesse solennelle de ma part quant au bon état des futures voies à parcourir nous permet d'amorcer la descente dans un calme relatif. Les cailloux giclent sous la pression des pneus. Le vélo semble vouloir se désosser entièrement tant il gigote entre les mains (nous ignorons que ceci n'est qu'un avant goût des réjouissances à venir...). Enfin, nous retrouvons un bitume parfait présentant une déclivité favorable à l'acquisition d'une vitesse considérable. Mais la dure réalité des frontières stoppe notre élan. Heureusement le douanier, brave homme, ne fait même pas ouvrir le coffre. Nous pénétrons dans Bardonecchia que les amateurs de train international (et bientôt d'autoroutes transalpines) connaissent bien (nous laissons sur notre gauche une route (ou un chemin ?) qui remonte le long du torrent du Rochemolle jusqu'au pied de Rognosa d'Etiache où il dessert un refuge qui semble, sur la carte, du moins à 3000 m : Grimper tout là haut sans mettre pied à terre ! à réfléchir sans fléchir). A la sortie de la ville, nous goûtons tour à tour un camembert bien coulant, un chianti bien saoûlant et une descente bien roulante. Dominés par des sommets de 3000 m, nous glissons sans frottement (ou presque) dans le fond de la vallée. La route n'est pas surchargée et bien revêtue, un rêve pour tout cycliste équilibré et non équilibriste ! Une légère grimpée de 50 m nous réveille brusquement juste avant de disparaître dans deux tunnels à la sortie desquels apparaît majestueux et stratégique le fort d'Exilles. Nous enjambons la rivière sur un beau viaduc, frôlons Choenante, remontons légèrement sur Olmo pour plonger de 300 m (par des lacets dignes de la Côte de Limonest à côté de Lyon) sur Susa qui, malgré l'heure tardive (midi), n'est pas plongée dans la brume légendaire. Nous pouvons ainsi admirer Rocciamelone (belle randonnée pédestre de 3100 m de dénivelée avec végétation étagée et gradient de température garantis). Mais le grand moment de la journée est arrivé : Il faut escalader la Colle delle Finistre 2176 m soit 1700 m de dénivelée en 19 km (qui dit mieux ?). 2 kms après Susa, nous prenons à droite vers Menea et aussitôt ça démarre. Pas la course, mais la côte ! Les dérailleurs craquent, les pores sécrètent leur liquide salé. Nos trois vélos (cela représente sensiblement un vélo par personne) possèdent tous un 24 dents à l'arrière, mais nos petits plateaux sont différents : 42 dents pour Olivier, 38 dents pour Claude et 40 dents pour moi. C'est un minimum, car jusqu'au passage de la voie ferrée, il faut endurer du 14 %. Le reflet du village est le bienvenu et nous en profitons pour nous sustenter quelque peu avant l'assaut décisif. Camembert (mangeons français) bananes, fruits secs sont mastiqués méthodiquement afin d'en tirer le meilleur bénéfice. Je remplis les bidons chez un italien qui semble stupéfait de nous voir tenter un tel périple. Il faut d'après lui, et dans son français, 2 h 30 pour atteindre par une route à peu près revêtue la crête que suit un chemin impraticable. Il faudra alors descendre dans la vallée du Chisone pour remonter sur Sestrière ! Je ramène ces propos qui laissent le groupe dans l'expectative. Enfin on verra bien ! Nous enfourchons nos coursiers et disparaissons dans la forêt par une très belle petite route d'un pourcentage régulier de 9 %. Tout baigne dans l'huile pendant 3 kms et soudain le choc : le bitume laisse place à un chemin empierré ! Nous nous serions retrouvés museau à guidon avec un escadron de la garde républicaine que la surprise n'aurait pas été plus forte. Pour remonter le moral des troupes, je tente l'hypothèse suivante : «Vous savez, les routes de montagnes sont souvent construites à partir du haut pour ne pas être détériorées par le passage des camions. Nous allons donc sûrement et sous peu retrouver un bon tapis bitumineux». Mais les lacets passent, les mollets se surpassent et l'espoir trépasse. Côté technique, il faut rester assis pour porter le poids sur la roue arrière motrice afin de ne pas déraper. |
A mi pente, nous sortons de la forêt pour découvrir de beaux alpages où les paysans se hâtent de faire les foins. Quelques points d'eau claire épongent notre soif démesurée. Rapidement, l'herbe laisse place aux cailloux. J'enroule très régulièrement le 40 x 24 car la pente ne présente pas de cassure. Nous apercevons enfin la crête dans une petite brume. Les derniers lacets accrochés à ce décor sauvage sont un vrai plaisir et l'échancrure s'ouvre enfin à nous. Spectacle toujours enivrant que l'assaut d'un col sur un chemin muletier. La montagne domestiquée sans aucun moyen mécanique ! Les chaînes avoisinantes avec leurs dents déchiquetées nous sont comme servies sur un plateau et nous permettent d'évoluer dans un univers familier. Mais mes compagnons, si téméraires sont ils, n'apprécient guère les chemins, si bons soient ils, et ne désirent pas prendre la route des crêtes malgré un grand soleil (un changement de temps est si vite arrivé en altitude...). Cependant, mon désespoir à l'idée d'abandonner éventuellement cette aventure doit se lire si fort sur mon visage qu'ils n'insistent pas et acceptent de faire la route avec moi. Deux kms plus loin, nouvelle alerte, une pancarte indique dans un français approximatif (on dirait même de l'italien !) : route coupée à 12 kms. Mais, dans un nuage de poussière, nous voyons surgir une Land Rover : l'état du véhicule et des passagers prouve que, si la piste est praticable, les problèmes auxquels nous allons être confrontés sont bien réels. Mais mon cerveau rejette ces évidences et nous nous lançons vers les sommets ! Les trois heures que nous vécûmes alors, il faut les vivre soi même : fabuleuses, inoubliables ! En équilibre sur la crête, avec une vue plongeante de part et d'autre sur deux profondes vallées, sautant de col en col du premier au septième, ne croisant que quelques rares jeeps et motos d'enduro (bref, pas des amis, mais des gens motivés malgré tout), nous glissant (ou glissant tout court) entre flaques de boue et plaques de neige, remontant violemment une sente de cailloux pour plonger ensuite à 30 km/h sur de la bonne terre tassée, nous avons pu vivre intensément ces moments de pleine communion avec la nature, en état d'autonomie complète. Respirer l'air pur des cimes sachant que la sensation n'est pas seulement ponctuelle et éphémère comme pour un col classique dont la montée n'est pas plutôt achevée qu'il faut songer à en redescendre, mais bel et bien durable sur un intervalle de temps presque infini à l'échelle de la journée, et évoluer à loisir au rythme d'un panorama très varié, tout cela remplace bien massages thaïlandais et autres kinésithérapeutes. Cette route horizontale, ou presque, quelquefois perchée sur les premières marches du ciel, parfois blottie dans les replis de la terre, et même habilement dissimulée sous une vieille neige d'un an, voilà l'occasion d'être dans la lune avec les pieds sur terre ! Vivre un rêve éveillé, sentir ses muscles s'oxygéner au maximum comme au cours d'une authentique randonnée de ski, quelle invention merveilleuse cette petite reine, reine des villes, reine des champs et reine des monts. De même que le Col du Galibier (2465 m) domine le Col du Lautaret (2058 m), le Col Basset (2424 m) plonge sur le Col de Sestrière (2035 m), le dernier de la série et qui marque le retour à la route revêtue. Une super accélération est fournie sur les 500 premiers mètres de celle ci sur un faux plat parfait. Malgré les charmes du cyclo muletier, on a plaisir à retrouver après 5 heures de poussière les traces de la civilisation moderne, polluante et bruyante certes, mais ô combien confortable. Après une séance d'époussetage que réclament nos machines enrouées, nous abordons une belle descente de 11 kms qui permet à nos fougueux coursiers de montrer leur aptitude à atteindre des vitesses hyposoniques certes, mais ô combien superexitantes. Des courbes bien dessinées (les ingénieurs italiens doivent parfaitement maîtriser les principes géométriques de la clothoïde ainsi que de la variation linéaire de l'angle du dévers) alliées à une pente entraînante rappelant les sensations du ski de descente. Mais après Cesana Torinese, la côte reprend et plus sèchement que j'imaginais le Col du Montgenèvre qui se dresse devant nous. Malgré sa réputation de grand col routier (tous les camions l'empruntent) et pachydermique (les éléphants d'Hannibal y seraient passés, on a d'ailleurs mis en évidence des traces de sabots !), il n'en reste pas moins un obstacle de 500 m de haut, une fois et demie la Tour Eiffel (toujours pas inscrite à mon palmarès, car le revêtement présente trop de trous !). Il faut s'accrocher et les 21 dents sont bien utiles, même le 24 dents dans le 2ème et dernier lacet. C'est donc ça le Col routier des convois exceptionnels ! Exceptionnels par la puissance qu'ils doivent développer pour vaincre cette barrière ! Heureusement la fraîcheur de la soirée nous aide à mieux persévérer dans ce dernier effort avant le retour dans la natale patrie. Les douaniers vérifient l'origine de nos cadres et nous nous glissons entre deux files de grosses boîtes immobilisées par leur excès de luxe, luxe qui attire la méfiance des gendarmes alors que le dépouillement de nos machines et notre maigreur extrême nous rend innocents et purs comme l'air de la montagne. Nous sortons nos petites laines (la fragilité des organismes perfectionnés est bien connue) et plongeons à corps perdu sur les lacets ramenant sur Briançon. Finalement la descente de Sestrière n'était pas unique. De nouveau le rythme cadencé d'un slalom géant, le tourbillon interminable d'une valse enlevée nous emmène. Mais déjà la route de Névache nous tend les bras et nous atterrissons encore tout étourdis sur notre campement du Rosier. La boucle est bouclée. Pour découvrir les joies des randonnées cyclistes sur parcours muletier, celui ci me paraît une très bonne initiation, et lorsqu'on y a goûté, on y revient. Le jour où nous l'avons réalisé, nous n'avons pas croisé de collègues. Espérons que d'ici quelques années, des mordus du dérailleur et de la haute montagne se retrouveront tout là haut par hasard, en équilibre au dessus des réalités de ce monde. François POUESSEL LONS LE SAUNIER (39) |