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SOUVENIRS DE CYCLO-ALPINISME

Revue N° 11 Page 14

Sur quelques passages ex-muletiers entre Grenoble et Nice.

Longtemps j'ai eu pour objectif d'aller de Grenoble à Nice en passant toujours par une route nouvelle. Mais une fois franchis tous les cols routiers possibles, il fallut bien se rabattre sur des itinéraires moins classiques. Et, dans les années 30, ce fut la recherche des cols muletiers.

En 1931, je fis bonne mesure. Je commençai par le Parpaillon qui agitait déjà l'opinion dans notre petit milieu. La route d'alors était atroce de bout en bout, et son passage faisait figure d'exploit. J'avais apposé ma signature sur le " livre d'or " de la vieille auberge de Crévoux avec cette mention : c'est beau, mais c'est haut. C'était une réplique à une autre remarque plus enthousiaste : c'est haut, mais c'est beau. En fait j'étais ravi de m'être hissé dans ces solitudes grandioses, complètement ignorées du grand public.

J'avais continué par le col des Granges Communes (2505 m) où passe maintenant la belle route de la Bonette. Il était alors muletier, et l'on y accédait de Jausiers par un petit chemin cyclable remontant le vallon des Sagnes. Au-delà c'était le sentier, assez bon d'ailleurs, et je ne me souviens pas d'avoir souffert pour arriver au col, qui s'appelait aussi col de Pelouse.

Après avoir admiré l'immense panorama, je m'étais un peu inquiété de ne pas trouver de sentier sur le versant Sud, lequel était passablement abrupt. M'étais-je trompé ? en tout cas j'apercevais des bergeries bien plus bas, et je suivis bravement la ligne droite pour arriver aux dites bergeries. La pente pouvait atteindre 50%, mais elle était sans danger réel, tapissée d'herbe plutôt que d'éboulis. Arrivé à un sentier convenable, j'atteignis le village de Bouzieyas (1880 m), le plus haut sans doute des Alpes Maritimes.

Je suis repassé bien plus tard à Bouzieyas, et par la route. J'y ai trouvé un café rustique tenu par un ancien berger et sa sœur, elle-même mariée à un berger de la haute vallée de la Clarée. Notre homme était tellement habitué aux infimes dépenses des bergers que se trouvant à Auron, il ne peut trouver sur lui l'argent nécessaire pour payer la note du restaurant.

Mais, en 1931, il n'y avait même pas ce modeste café, et le jour déclinait rapidement. Je continuai donc mon sentier, heureusement assez bon, et arrivai à la nuit tombante au Pra (environ 1700m). Là, par bonheur, il y avait quelque chose ressemblant à une auberge. Je n'en ai pas gardé un souvenir précis, et je ne saurais dire si j'ai couché sur un lit ou sur la paille. En tout cas, je fus hébergé et nourri, ce qui était urgent. J'ai remarqué qu'à l'époque et dans ces pays perdus, on trouvait plus facilement que maintenant de ces sortes de refuges providentiels. Je suppose que ces petites auberges de montagne payaient une patente infime, ou peut-être même étaient-elles oubliées par le fisc ?

Au-delà du Pra, c'était la route carrossable et j'arrivai rapidement à St Etienne de Thinée, puis à Nice.

Sur la Côte d'Azur, je goûtai à un charme tout différent. J'eus notamment la révélation de St Paul de Vence, le village perché, qui avait alors un charme virgilien au-dessus de ses vergers d'oliviers. Hélas en remontant vers des lieux moins chargés de poésie, je négligeai de me préoccuper à l'avance d'un gîte. Et à Fréjus, je fus obligé de coucher dans une chambre infâme digne d'un film réaliste noir. Si j'avais accepté la modeste auberge du Pra, là c'était le dégoût qui prévalait. Mais une nuit est vite passée, et le pittoresque de la route du retour effaça cette impression désagréable.

En 1938, nouvelle escapade à Nice par la Vallouise, le Queyras et Allos. Puis j'allais rendre visite au lac d'Allos, superbement dominé par ses Grandes Tours. Cela représentait 5 heures de marche aller et retour ; aujourd'hui une bonne route mène à proximité de ce site magnifique.
Je continuai par le col des Champs qui, alors, avait un sol à peu près aussi détestable que le Parpaillon. Et comme j'avais pris goût aux villages perchés, j'en visitai bon nombre : Daluis, Ascros, Toudon, Bonson, le Broc, Carros, Peille, Ste Agnès, Saorgue...

Les délices de la Côte d'Azur ne me firent pas oublier les rudes sensations de la montagne, et je revins par un itinéraire montagnard assez corsé, agrémenté de villages perchés : cols de Braus,et de Brouis, Sospel, Berre, Contes, Levens, Utelle puis la vallée de le Vésubie et le col St Martin, Auron, St Etienne de Thinée et St Dalmas le Selvage (1500 m). Ce dernier village aujourd'hui bien fréquenté, a été longtemps un bout du monde. Il y a seulement 100 ans, tous les hommes valides s'expatriaient l'hiver . A la Toussaint, après une messe solennelle, ils partaient aux quatre coins de l'Europe. Les femmes, les enfants, les vieillards s'enfermaient alors dans les étables pour la durée de l'hiver.

Ayant déjeuné à St Dalmas, je jugeai que j'avais le temps de faire la traversée du col de la Moutière, ce qui était raisonnable. Raisonnable aussi d'éliminer l'inconvénient de la neige, malgré l'altitude (2450 m) et l'époque de l'année (mois de Juin). En effet, le Printemps avait été très sec et il y avait très peu de neige sur les montagnes.

Le col était muletier, bien entendu. A noter que la route construite récemment aboutit à la route de Restefonds (au lieu de la Cayolle).

Le sentier après St Dalmas, cheminait sous les mélèzes, atteignait les misérables bergeries de Sestrière-Inférieur, puis Sestrières-Supérieur où se trouvait un refuge du C.A.F. Au-delà, il devenait caillouteux, nécessitant parfois le portage. Le malheur voulut que sur ma droite apparût une méchante route militaire desservant le col de Restefonds (2670 m) et divers ouvrages militaires aujourd'hui sans objet. Cela me donna des idées : je pourrai monter plus facilement au col de Restefonds malgré l'altitude supérieure, et là-haut je pourrai utiliser la route stratégique (fort médiocre, il est vrai) qui aboutissait à Jausiers.

J'avais compté sans la neige. Celle-ci, absente jusque vers 2400 mètres, commençait à se montrer au-dessus de cette limite, et s'épaississait de plus en plus. J'arrivais très péniblement à l'altitude du col pour me rendre compte que le versant Nord (Jausiers) était encore beaucoup plus enneigé et qu'il me fallait renoncer à cette voie.

Je retournai donc à la bifurcation et achevai la montée du col de la Moutière. Le soir tombant me révéla une vue immense. Mais je n'eux pas le loisir de découvrir la borne marquée de la fleur de lys et de la croix de Savoie indiquant la frontière de l'ancien royaume sarde. Encore moins la Pierre d'Annibal signalée par la carte I.G.N. au 1/100.000. Pourtant à cette époque je m'intéressais déjà aux vestiges de l'histoire !

Le versant Basses-Alpes offre la désolation de ses éboulis, bien que le sentier ne soit pas trop mauvais. Il aboutit à Bayasse (1783 m) sur la route du col de la Cayolle. J'y étais arrivé au commencement de la nuit, et mon pneu avant, déjà usagé, avait longtemps pataugé dans la neige. Dans la demi-obscurité, je ne m'étais pas aperçu que les toiles dudit pneu étaient sur le point de céder. Tout à la joie de retrouver une bonne route, et pressé de gagner un gîte, je fonçai à toute allure sur Fours S Laurent. Le gîte, je le trouvai, et fort sympathique. Mais le lendemain matin, la pleine lumière me révéla les dégâts, et j'eus une frayeur rétrospective en songeant à cette folle descente nocturne.

Prudemment, je continuai la descente sur Barcelonnette et Gap. Deux kilomètres avant cette ville mon pneu éclatait, et je gagnai à pied la gare, heureux de l'avoir échappé belle.

Paul CURTET

GRENOBLE (38)


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