Dédié au jeune Vitellois D.P., " ramassé " le 27 août dernier en Tarentaise, sous des sacs d'eau, alors qu'il drivait à l'aise et avec un sourire à peine crispé, un vélo de 60 kilos. Tout cycliste normalement constitué se décompose (ça commence bien) en deux parties essentielles, l'homme et sa monture, elles-même décomposées (ça continue !) chacune en deux éléments : - Primo : le " cyclo " poids vif, bien que parfois plus mort que vif, et son poids mort que sont ses vêtements ; - Secondo : sa monture sèche, encore que...mais passons, et son chargement qui est, en quelque sorte, la tare, et on ne saurait mieux dire. Or, nul n'est mieux placé que toi pour savoir que cet ensemble accuse un poids respectable qu'il importe en toute justice de condamner, puisqu'en dépit de sa respectabilité, il est accusé. A la suite de cet exposé des faits, marqué au coin d'une clarté et d'une logique limpides, examinons méthodiquement chaque constituant du tout afin de dégager pour chacun d'eux la solution qui s'impose dans la recherche du maximum de légèreté. I. a) Le cyclo poids vif. Contrairement à ce que tu sembles croire, il est possible, au moyen d'un régime approprié, de réagir dans ce domaine, cet abdomen plutôt, qu'un embonpoint naissant a entrepris d'envelopper sournoisement comme en un cocon douillet. Comme tu m'es sympathique, je veux bien te livrer la recette dont je partage le secret avec mes deux compagnons ; la formule en est simple et lapidaire, comme une règle monacale : on se nourrit exclusivement de privations, et encore pas tous les jours. Tu as pu juger sur pièces du résultat, encore que pour le benjamin on puisse s'interroger sur la stricte observance. Aussi, je t'en prie, laisse tomber les charlatans qui te conseillent de te raser le crâne à zéro, de renoncer au plombage de tes dents gâtées, de te couper les oreilles ; l'esthétique de ta petite frimousse en prendrait un sale coup pour un résultat fort éloigné des efforts consentis. Restons sérieux et tournons la page. I. b) La tenue. Glissons tout aussi vite sur les expédients inspirés du snobisme tels que les chaussures-écumoires ou les gants sans doigt : dérisoire et ridicule. Je suis pour la solution globale et radicale, la suppression pure et simple des vêtements. Unique précaution : éviter la traversée de Gordola (Tessin), où est frappée d'interdit toute tenue pouvant provoquer le dégoût des populations (sic). Je sais, tu vas me dire que tu ne constitues pas un spectacle si dégoûtant que ça, et qu'après tout on peut très bien rouler toute sa vie sans jamais passer par Gordola ; enfin je t'aurais averti. Pour ma part et pour éviter tout malentendu, je me contente de pédaler pieds nus puisque ce sont les parties en mouvement qu'il convient surtout d'alléger, disent les puristes. Elégante transition qui nous amène tout naturellement à la bicyclette proprement dite. II. a) Le vélo sec. Malgré ton jeune âge, tu l'as déjà sûrement entendu proférer, ce dogme de la religion cycliste sur la légèreté des pièces en mouvement. En y réfléchissant bien, je me suis demandé pourquoi on se contentait toujours de faire les choses à moitié : moi j'ai voulu pousser la logique à fond et j'ai carrément supprimé tout ce qui bouge, pour voir. Alors, devant mon vélo qui ne bougeait plus, je me suis gratté doucement et longuement l'occiput, aussi perplexe qu'une poule qui aurait commis un œuf cubique. Assurément, mon raisonnement pourtant si simple et si strict comportait une faille. Je ne prétends pas être un génie en mécanique, je me défends c'est tout ; aussi j'espère que les spécialistes voudront bien un jour sortir de leur léthargie et se pencher sérieusement sur ce problème. En attendant, c'est, ici comme ailleurs, le triomphe des expédients les plus farfelus à base de trous partout, pour ne pas changer. Aussi, autant pour laver la honte de mon échec que pour rendre au cyclotourisme un service distingué, j'ai battu le rappel de mes fécondes circonvolutions, d'où est sortie une idée que je crois appelée à faire son chemin : la suppression de l'air contenu dans les pneus ; comprimé à haute pression, ce fluide représente un poids non négligeable, et par un heureux hasard, réparti à l'extérieur de la circonférence. Le résultat devrait dépasser toutes les espérances, d'autant que s'y ajoute la suppression de la chambre à air, elle aussi à l'extérieur (quelle chance !), de la pompe et de la trousse à réparations. Là, je crois que mon génie va enfin éclater. Tu me trouves un peu gonflé ? Attends un peu que j'ai fait les essais sur route, tu n'en reviendras pas, mais pour l'instant restons calmes et poursuivons notre étude. |
II. b) Le chargement. Question sans limite, qu'on ne peut que schématiser selon cinq grandes divisions : mécanique, couchage, vêtements, provision, etc...cette dernière susceptible de la plus grande extension et de la plus originale diversité, le reflet de la personnalité du sujet, à coup sûr. Pas question, donc, de tout passer en revue, chacun restant libre de s'encombrer toute sa vie d'une bombe anticancrelats ou du manuel du parfait bûcheron saharien sous prétexte que " ça peut toujours servir ". La division " mécanique " qui recouvre outillage et pièces de rechange est celle où l'astuce peut le mieux déployer ses ruses. Exemple : un manche de petite cuiller permet d'économiser le poids d'un démonte-pneus. Evidence aveuglante qu'un de mes deux amis a mis des années à découvrir, pendant lesquelles il s'est évertué à déguster gauchement ses yaourts au moyen d'un démonte-pneus pour gagner le poids d'une petite cuiller ; j'en connais un autre (j'ai de ces fréquentations !) qui utilisait ses rayons de rechange en guise de cure-dents ; un jour, visité par l'inspiration, il a décidé qu'il serait plus payant de faire le contraire, mais au premier rayon cassé, il a dû reconnaître qu'un aspect du problème lui avait échappé. Oublions ces cas lamentables qui ne font pas honneur à notre réputation de gens sains et réfléchis, et passons au matériel de couchage où il y a gros à " gratter ". Je n'ai pas encore inventé la tente idéale, sans piquets et sans toile, mais je pense aboutir bientôt. Mon sac de couchage est du type Roxetherme, une merveille de légèreté qui tient aussi chaud qu'un filet de pêche et que je préconise, non moins chaudement, si on a pris le soin de s'entourer de certaines précautions et les pieds d'une triple épaisseur de laine. Quant au matelas, j'ai découvert récemment les vertus du rouleau de caoutchouc-mousse super léger qu'on peut installer n'importe où, n'importe comment : à plat en travers d'une piste d'atterrissage, en hauteur dans une cabine téléphonique, ou encore roulé dans une poubelle dont on aura soigneusement vidé le contenu sur le trottoir ; de quoi être emballé, fais-moi confiance ; une véritable révolution dans l'art du bivouac ; je reconnais que le confort n'est pas celui du Torpédo-multisport de mes débuts, mais je commençais à le trouver un peu lourd et il a bien fallu trancher, ce qui ne va jamais sans quelques déchirements comme tu vas voir au chapitre vêtements. Une certaine année, exaspéré par la persistance des pluies autrichiennes, fou de rage, j'ai réduit en lambeaux mon poncho de toujours pour le remplacer par un seyant costume d'homme-grenouille d'un vert adorable; hélas, il est resté le lendemain dans un col muletier au passage d'une clôture de barbelés, partagé en plein milieu selon le pointillé de l'épine dorsale ; j'ai abandonné là cette dépouille lamentable sans trop la regretter ; j'y éprouvais une sensation d'inconfort indéfinissable aggravée du sentiment de ne pas passer tout à fait inaperçu, ce que je déteste. Mais peut-être me trompais-je ? Toujours est-il qu'un poncho tout neuf a repris sa place, aussi sec, dans la sacoche. Tant pis pour mes pieds. Pour le reste, j'ai adopté le principe des vêtements réversibles grâce auxquels sont divisées par deux la charge et la corvée de lessive ; les Gascons comprendront sans doute l'intérêt de ce dernier point. Pour mémoire, je signale l'essai auquel je me suis livré d'habits jetables découpés au préalable dans de vieux journaux ; bien qu' en apparence séduisante, cette idée ne m'a rien apporté de satisfaisant et je te la cède volontiers, exempte de droits d'auteur, si tu sens capable de l'améliorer. Peut-être que du plastique ou du carton conviendraient mieux ? Tiens-moi au courant. La quatrième composante du bagage, l'intendance, la plus bassement terre-à-terre, de l'avis des contemplatifs qui ont tendance à la traiter par le mépris, offre pourtant des ressources insoupçonnées à un esprit astucieux en mal d'allègement. Une longue expérience m'a inculqué une haine farouche des fruits à coquille tels que les huîtres, les œufs, les noix de coco et les légumes bêtement gorgés d'eau comme la citrouille, les pastèques, les bouteilles de Contrexévian ; jamais une de ces engeances n'est venue déshonorer mon sac de guidon dont l'hospitalité est réservée à tout ce qui défie la pesanteur : guimauve, meringues, œufs à la neige, barbe à papa, pop-corn, et j'en passe. Tu vois la variété du choix. Et que dire de l'ultime partie du bagage , de ces etc...où tout est à éliminer, ou presque ? Avec quelle joie sadique je ferais le vide dans ton petit bazar ambulant ! Laisse donc à la maison ton globe terrestre, achète plutôt des cartes ; allège-toi de ces pensants dictionnaires franco-ceci et franco-cela et étudie le Français ; débarrasse-toi de cette guitare et apprends, comme moi, à chanter et à siffler par correspondance. Et, si nous avons le plaisir de nous rencontrer à nouveau sur la route, j'espère qu'aura disparu de ton porte-bagages cette lourde cantine métallique où s'entrechoquaient joyeusement quelques melons, un fer à repasser et ta caisse de plombier. Michel PERRODIN TALANT (21) |