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Toi, ma bicyclette

Revue N° 12 Page 16a

La nuit est tombée sur ma petite vie si monotone sans attrait, sans joie depuis que te voilà disparue, oh toi ma fidèle compagne au long cours. Quatre années durant, tu avais partagé les meilleurs moments de ma pauvre existence dont tu étais partie intégrante. En cela, témoin de mes peines tu as été, de mes joies aussi. Sans crainte, je puis dire que tu étais ma confidente. Lorsque la vie me faisait mal, lorsque mon coeur était en larme, sur une petite route, avec toi, je l'oubliais. A chaque coup de pied de l'existence, tu étais là toujours, Et, lorsque je te sollicitais, tu mettais un point d'honneur à me conduire au but. Non, bien sûr, tu ne rivalisais guère avec tes amies "tout campa", chaussées de boyaux et habillées de 5/10ème, mais je pouvais compter sur toi plus que sur quiconque. Souvent, tu avais le mérite de me mener à bon port. Je me souviens de notre premier brevet, un certain 200 randonneur, dans le froid et sous la pluie.

Alors néophyte, j'avais tout mis à droite malgré tes conseils de prudence. A mi-parcours, j'allais à pied. Ce n'est qu'à force de courage que nous étions rentrés chez nous, fort tard dans cette nuit glacée de la fin mars. Depuis, que de pays, que de capitales avons-nous visités ! Grâce à toi, j'avais découvert que les frontières étaient faites pour être franchies, que les peuples étaient faits pour se rencontrer. Heureux, nous l'étions à chaque bonne rencontre, lorsqu'une conversation se nouait, qu'une amitié se liait. Il est des personnes rencontrées au hasard de notre route qui, malgré le temps et l'éloignement, n'ont guère perdu le contact.

Annick qui est l'une d'elles, affiche une passion qui nous est commune : la montagne. Nous l'aimons tous deux à notre façon qui, même si elle diffère, tend vers un même idéal. Tandis qu'elle préfère la marche et l'escalade, j'ai choisi, pour ma part, de rester fidèle à ma petite reine. Nous sommes ces fameux conquérants de l'inutile qui suent sang et eau pour leur propre bien-être' La paix intérieure, la solitude différente de celle que nous enseigne si bien la vie quotidienne des grandes cités, le calme troublé seulement par des conversations entre marmottes ou oiseaux, n'entendre que la vie animale, c'est tout cela la montagne. Comment, vous pensez qu'à bicyclette, tout cela m'est interdit ? Détrompez-vous, car il n'est guère indispensable de disposer de bitume pour évoluer avec ma compagne. La porter sur mon épaule ne me fait pas peur.
Et qu'il est agréable de sillonner les sentiers en principe réservés aux seuls marcheurs ! Cet été encore, nous sommes intervenus dans un conflit opposant un mulot à un caméléon (heureusement pour ce dernier), nous avons sorti les marmottes de leur léthargie, côtoyé les écureuils, et flirté avec les biches (pas celles de Brel). N'est-ce pas ce que l'on nomme le "cyclomuletier" ?

Dans un tout autre registre, ensemble, nous nous sommes abreuvés de kilomètres avec beaucoup (trop) d'«audax». Par l'entremise de "Bordeaux-Paris" et de "Versailles-Puy-de-Dôme", nous avons découvert ce qu'est l'endurance. En nous, ces redoutables épreuves ont installé des douleurs tendineuses et des craquements dans les roulements à bille. Malgré ces avertissements, nous nous sommes lancés dans une diagonale qui, aujourd'hui, nous compte parmi ses victimes.

Avec toi aussi, j'ai collectionné les chutes, et souvent, nous avons risqué de nous briser les os et les rayons. Heureusement, très robuste tu l'étais et toujours tu te relevais. Ainsi, quatre années durant, nous avons formé une équipe extraordinaire, touchant à toutes les formes d'expression que compte le cyclotourisme et Vélocio seul en connaît le nombre exact. Aujourd'hui, je suis veuf, je viens de perdre ma compagne. La grisaille de la vie quotidienne reprend le dessus et assassine mon moral. Dehors, le jour se lève sur mon existence que désormais tu ne partageras plus jamais, toi, ma bicyclette.

J. SCHULTHEISS


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