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Souvenirs américains

Revue N° 12 Page 53

Berthoud Pass, premier 3000 !
Mi-mai 81. Comme chaque fois que je démarre un raid, sans un soupçon d'entraînement, je me demande ce que je suis venu faire dans cette galère, en peinant vers le col invisible. Trois jours seulement depuis la fin des cours à Chicago, vingt heures d'autoroute en ligne droite d'affilée pour traverser cette plaine interminable et soudain, au matin, surgies de nulle part, les Rocheuses. Imperceptiblement, on est déjà monté à 1.600 mètres d'altitude à Denver, au pied des sommets à 4.000 mètres sans transition. Deux jours pour récupérer et attendre la fin de la pluie chez des amis et me voilà, en danseuse, sur un méchant vélo racheté 50 dollars. Et pourtant, j'en rêvais depuis si longtemps des 36 cols à plus de 3.000 mètres sur cette carte du Colorado... Un lacet passe et, au bout, j'aperçois un autre cycliste, espèce rarissime dans un pays où la voiture est reine. Il ne faudra pas longtemps pour le rattraper; il vient de l'Utah et rentre à Salt Lake City. On termine l'ascension ensemble et enfin le sommet ! Je termine les 200 derniers mètres au sprint, en extase : Berthoud Pass, 3.446 mètres, premier 3 000 ! Nous nous prenons mutuellement en photo (devant le panneau "Ligne de partage des eaux Bassin Pacifique/Bassin Atlantique", avant de nous séparer

Vosges : 2.000 ?
Pas un col à moins de 3 000 mètres sur 400 km à vol d'oiseau et pourtant J.F. Mermet (cf. revue numéro 10) a raison : peu de dénivelées importantes car tout est plus haut, nombreux sont les fonds de vallées à 2.000, voire 3.000 mètres d'altitude. L'autoroute Denver - Los Angeles monte ainsi en pente douce sur 80 km jusqu'au tunnel Eisenhower qui, à 3.395 mètres d'altitude, épargne la fin de la montée aux voitures. Fait rare, cette autoroute est ouverte aux cyclistes, partout ou il n'y a pas de route ou de piste cyclable parallèle ! Le tunnel, lui, leur est fermé et c'est en compagnie de camions citerne monstrueux, étincelants de chrome... et eux aussi interdits dans le tunnel que j'atteins Loveland Pass, à 3.655 mètres.

Fremont Pass, 3.450 mètres, un paysage lunaire digne de la Casse Déserte près de l'Izoard et, au sommet, les installations d'une immense mine à ciel ouvert. C'était donc ça, ces cratères gigantesques mais quelle idée de venir miner à une telle altitude ? Ce n'est qu'après, que j'ai appris que la mine hautement stratégique de Fremont Pass fournit 40% de la production du monde libre de molybdène, ce constituant indispensable des aciers de haute qualité.

Indépendance Pass : sans doute le plus beau col que j'aurai franchi cet été-là... et le plus traître. Au fond de la vallée, un interminable lacet rectiligne à flanc de falaise qui semble mener au col... qui n'est qu'une vallée suspendue : ce qui fait la moitié de l'ascension. Au vrai col, c'est éblouissant : une neige immaculée que coupe la route fraîchement dégagée. Le soleil impitoyable à presque 3.700 mètres d'altitude sans un nuage, des skieurs de randonnée s'élancent, et les touristes emmitouflés félicitent ce Français incongru en Tee-shirt et short sur un vieux vélo rouillé (la roue libre, elle, était bien graissée mais ça se voit moins).
Et le reste...
Le reste, c'est aussi ces déserts entre deux chaînes de montagne, c'est aussi ces pistes abandonnées depuis longtemps, que seule l'absence d'eau préserve. Ce sont aussi les cabanes en ruine datant de la ruée vers l'or, ses villes fantômes et ses tombes "Mort à 17 ans" : la vie de pionnier était dure au début du siècle dans les Rocheuses. C'est aussi le couple d'Américains rencontrés à un col qui m'offre successivement une bière et un joint. No thanks, I still have a long way to go ! C'est le motard hirsute rencontré ailleurs, on échange quelques mots, avant de se quitter, il me donne sa carte de visite : "Détective C.A. Gentis, Brigade des mœurs, mafia et narcotiques d'Anaheim" (à côté de Los Angeles) ! Il y a enfin Mosquito Pass, qui devait être le point d'orgue de trois semaines d'altitude : 4.017 mètres ! Hélas, on n'était qu'en début juin et après avoir escaladé des pentes tout-terrain, arc-bouté sur le 42 x 26, la neige était là, jusqu'aux essieux et le col n'était pas encore en vue. Je comptais compenser avec Pikes Peak, 4.305 mètres, pas un col certes, mais un beau fleuron à gagner. Le sort était contre moi : interdit aux vélos et plus le temps de "faire" le Mont Evans (4.348 mètres, plus haute route bitumée d'Amérique du Nord). Tant pis, je n'aurai pas de "4.000" à mon palmarès mais que de souvenirs ! Bryce, Colorado, Arches, Grand Canyon, Yellowstone et tant d'autres merveilles naturelles, qu'il faut aller voir et revoir et ne toujours pas en croire ses yeux.

Le col le plus bas...
La Floride, point culminant 300 mètres, 100 mètres dans la péninsule proprement dite. Que vient-elle faire ici ? Patience. C'était Noël 80, dans le parc national des Everglades, une immense étendue de marais au bout de la péninsule, infestée d'alligators, de hérons et de moustiques. Une route en cul-de-sac traverse le parc et c'est là que j'ai vu le panneau :
"X*" Pass Elev. 3 ft". Oui, TROIS PIEDS, ça fait 90 centimètres !!! C'était grosso modo la ligne de partage des eaux entre le golfe du Mexique et l'Atlantique. J'ai toujours regretté de ne pas avoir de vélo (à quoi ça sert, dans une région aussi plate ?) pour être le "100 cols le plus bas". La prochaine fois, peut-être ?

* J'ai bêtement oublié de noter le nom !

Laurent LUGAND

ST-GERMAIN-EN-LAYE (78)


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