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Dernier printemps

Revue N° 15 Page 18

A la mémoire du Vieux Gaulois, que je ne connaissais pas, et de ses pareils : les conquérants de l'inutile.

" Chttt, chttt ". Seul le frottement de ses pneus sur la route enneigée accompagne l'ascension de Théo vers le sommet du col, vers cette pointe du V, là-haut, enserré dans les nuages ; ce V figé par la nature comme un signe de Victoire pour qui l'atteint, mais aussi signe de Volonté ou de Vertige.

Cette route, Théo en connaît, mètre par mètre, le tracé sinueux, car cette ascension vers les nuages, il la pratique dés que l'hiver s'enfonce dans le passé, chaque année, tel un rite sans l'observation duquel sa saison ne saurait commencer.

Ce sommet, c'est le départ d'une nouvelle naissance, de nouveaux rêves à concrétiser : c'est le 1er janvier de Théo.

Mais aujourd'hui, depuis le départ de son petit pavillon, au lever du jour, Théo se sent différent : un voile lui obscurcit les yeux, un étrange corset imaginaire lui oppresse la poitrine, et la lumière du soleil, accroché au milieu du ciel, lui fait mal, très mal.

Et pourtant, comme chaque année, Théo, ce matin, a refait les mêmes gestes, rituels depuis 20 ans, ces gestes qui annoncent le printemps.

•••••

Le réveil avait fait entendre très tôt sa sonnerie, clôturant une nuit agitée. Théo s'était levé dans cette torpeur qu'il connaissait avant chaque nouveau départ. Sur la chaise prés du lit, s'entassaient méticuleusement ses vêtements soigneusement ordonnancés : d'abord, en dessous, le collant noir, puis les maillots, le blouson, la casquette, les chaussettes Jacquard vert et rouge, et au-dessus de la pile, les gants de cuir tannés par le frottement sur le guidon, séchés par la sueur des longues randonnées.

Ce soigneux ordonnancement c'était Cléa qui l'avait établi, immuable et rassurante, mais aujourd'hui Cléa n'est plus là.

L'année dernière, elle lui avait encore préparé son grand bol de chocolat avec ses 3 sucres, et ses 5 tartines beurrées, mais aujourd'hui la chaleur de la porcelaine lui brûle les doigts : Cléa n'est plus là.

Les volutes de fumée lui piquent les yeux, et cette lumière qui l'éblouit...

La porte du garage ouverte, Théo sourit comme toujours, lorsqu'il découvre, à la pâle lueur de la lampe électrique, sa randonneuse. Il la retrouve comme à chaque fois, avec un petit pincement au cœur . Il la retrouve et la redécouvre. Il passe la main le long des courbes harmonieuses du guidon, il respire l'odeur de sa selle en cuir précautionneusement huilée et graissée, il éprouve la dureté de ses pneus séchés tout au long de l'hiver.

Il la contemple, l'estime, l'évalue, la soupèse mais comme chaque année, il la trouve encore plus belle, plus rayonnante : la patine du temps lui confère une nouvelle dignité.

Un dernier coup d'œil sur le contenu de sa sacoche de guidon, un dernier regard sur sa petite demeure, et Théo enfourche son vélo.

Théo aime ces départs matinaux, peut-être parce qu'ils sont le résultat d'une victoire sur le bien-être douillet et confortable de la moiteur des draps, de l'atmosphère chocolatée de la cuisine.

Mais il aime aussi ce moment privilégié où, dans une étrange buée de lumière qui entoure le disque rouge naissant du soleil, la vie semble renaître. Au delà des murs et des volets, des espérances et des tristesses s'éveillent. Théo imagine ces ombres fugitives. Il a le sentiment d'être le seul être vivant du bourg inanimé, chargé de réveiller par le chuintement de sa bicyclette sur le sol humide, les bâtisses villageoises. Mais il sait pourtant là, au coin de la rue, la présence du boulanger auprès de son fourneau, du boucher ouvrant les stores de sa boutique.

Une petite lumière rouge à l'arrière, jaune à l'avant, essaie de percer les secrets du village.

Après le boulanger imaginé, c'est Paul l'épicier que Théo rencontre, préparant son étal pour le marché dominical :

" Déjà levé M'sieur Théo ? Belle journée pour rouler. Ah ! Je vous accompagnerais bien si j'avais le temps. Mais... Bonne route quand même M'sieur Théo ! ".

Théo sourit, ces mots il les a souvent entendus, excuse sempiternelle de ceux qui confondent volonté et désir, mais il sait Théo, que l'épicier est sincère. Cette tristesse dans sa voix, et le rêve inscrit dans son regard ne trompent pas. Paul envie M'sieur Théo.

Le village se termine. Théo pénètre dans la lueur du petit jour. Son regard reste fixe sur sa roue avant, mais ses yeux déjà passent par dessus les haies, les bourgs à traverser, les reflets chatoyants de la brume opaque. Les yeux guettent le vent, le froid, la montagne à gravir déjà posée devant sa route.

Ils imaginent cette pointe du V majestueux qu'il faudra mériter, au delà des nuages, de la souffrance.

L'air est encore frais, empli de l'odeur de la rosée sur l'herbe humide, du réveil de la terre, des brumes naissantes, du travail des hommes à venir, sur leurs étranges machines.

La chaleur du bonheur envahit le corps de Théo et pourtant cette lumière qui lui brûle les yeux, cette lumière...

•••••

Il progresse, silhouette fugitive glissant sur un long ruban d'acier, auréolée de l'éclat mordoré et orangé du lever du soleil. Sa peau tannée, fouettée par le vent, s'est durcie tout au long de ses périples. Ses yeux, semblables à des gouttes de métal, observent le spectacle environnant.

Il ne murmure pas, ne se raconte aucune histoire, ne parle pas. Seul le vélo lui procure ce bien-être, lorsqu'il part ainsi pour aller nulle part, ou plutôt pour aller... ailleurs.

Il pense souvent qu'il a dû naître ainsi au bord d'une de ces routes et que tous ses actes, ses gestes le ramènent à cette route unique mais toujours nouvelle.

Il a traversé ainsi la vie, ne laissant que le sillage d'un courant d'air, le sillage de sa bicyclette.

" Bonne route quand même M'sieur Théo ".

Auteur inconnu.


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