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Mont Ventoux, ou la fin d'un complexe

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" Cette fois, mon vieux Pierrot, il n'y a plus à tergiverser, il faut y aller. Tu t'es assez esquivé à tes meilleures années afin de contourner ce mont, se dressant solitaire dans le ciel d'azur, aujourd'hui tu dois t'y atteler, pas moyen de trouver une variante si tu veux terminer ton BPF du Comtat Venaissin. A toi les conséquences !! Le dernier contrôle est là-haut, dans 21 km... Au passage, le 200e col, et surtout la fin du complexe Ventoux (pas même considéré comme un vrai col par notre honorée confrérie). "

Ces pensées, lors du petit déjeuner très matinal, me nouent un peu l'estomac ; j'ai beau avoir bourlingué de raids Pyrénéens en Méditerranée-Léman, il y a quelque trente années, le trac me saisit depuis le temps où je n'ai pas remis les roues sur un col de cette envergure ; l'entraînement montagnard dans les côtes de la région étampoise n'étant pas des plus propice à ce genre d'exercice, l'âge et l'embonpoint faisant le reste.

Bédoin est quasiment désert lorsque je me lance à l'assaut de la grimpée, seul un chat abandonne momentanément sa toilette afin de regarder l'intrus qui passe. Premier raidillon dans les vignes, négocié calmement, la route est longue, et c'est la forêt. Il fait frais, en ce matin de juin, malgré le soleil bien présent.

Tout en moulinant, comme toujours solitaire, l'esprit vagabonde sur d'autres grimpées prestigieuses : Aubisque, Tourmalet, Izoard, Galibier, Iseran. La route à travers les résineux est déserte et j'en profite égoïstement, repensant à la journée d'hier avec un passage à Brantes après le col de Fontaube, ainsi que les bonnes grimpées du Roussillon, magnifique village, et Gordes.

Chalet Reynard : 7 h 45, jusqu'ici je me suis bien comporté, grimpant avec application, sans énervement. Par contre je pensais faire une halte afin de remplir mon bidon, vide depuis le départ, mais tout dort encore ; tant pis je verrai à la fontaine : ce n'est pas si loin...

Cette fois le final est là : 6 km, mais lesquels !! heureusement le vent est absent et la température douce ; 32x24, j 'avance lentement, certes mais sans peine ; au sommet se détache la pointe rouge et blanche de l'observatoire : comme il semble loin.

Combien de temps vais-je mettre pour atteindre mon but ? Une heure (j'espère), au maximum une heure trente en marchant un peu.

La borne me rappelle la réalité : Mont Ventoux 5km500. J'ai soif, mais la fontaine est là, toute proche. " Damned ! " , rien ne coule et, seule une eau croupie se trouve dans le bassin, je la laisse, magnanime aux bestioles intéressées.

J'enroule en souplesse et en profite pour repasser le 18 dents ; à ce moment-là, 2 bolides me croisent avec un petit signe amical : moins dur dans leur sens. Le sommet se fait de plus en plus visible ; sur ma droite, de petites pensées bleu-pâle émergent discrètement : comment font-elles pour survivre dans cet univers minéral ? Mystère ; la plaine de Carpentras est dans une brume qui laisse bien augurer de la chaleur à venir.

Depuis quelque temps j'ai repris la couronne supérieure, les bornes sont absentes des bas-côtés, à moins que ce soient ces sortes de cairns entrevus périodiquement. Le monument de Simpson, très sobre, est là, sur le côté, puis toute proche, la plaque en souvenir de l'ami Kramer : un salut plein d'émotion à haute voix (personne n'est là pour me critiquer). Quel ancien cyclo parisien n'a pas roulé avec " le Gaulois " (à cause de ses grandes moustaches) ?? Et je me souviens d'un certain Audax 600 , où il menait seul sa troupe, à une allure de métronome, dans la nuit, le vent et les bosses afin de refaire le temps perdu aux alentours d'Abbeville et au dîner à Dieppe : Un régal du genre.

" Pauvre Pierre, tous ceux qui t'on connu sur les routes de France et de Navarre auront du mal à comprendre cette funeste erreur. J'espère seulement que tu as eu la fin que tu souhaitais...Mais pourquoi ? ".

Les larmes aux yeux, je continue ma grimpée, la pente est rude, les jambes deviennent lourdes, et, le 28 dents, gardé précieusement en réserve, est de rigueur afin d'atteindre le col des Tempêtes : un court arrêt sur cet échancrure à 1829 m (le 200e) et je repars poussé par Eole. Enfin, une borne : d'après mes prévisions horaires, il doit me rester 1500 m ; heureuse surprise : j'ai gagné 1 km.

Dans l'euphorie, je mets un braquet plus grand pour passer au pied de l'observatoire avant d'admirer le panorama sur les Baronnies , malheureusement noyées dans la brume. Photo souvenir du seul panneau existant sur le versant nord, puis retour vers le chalet afin de faire pointer ma carte BPF. L'ouverture de celui-ci n'étant qu'à 9 heures, j'ai largement le temps de récupérer avant d'entamer, tout heureux, la longue descente.

Pierre Meunier

N° 25


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