Corbières, de tout temps, terre hospitalière. Voilà déjà quelque 450 000 ans que l'homme le plus ancien d'Europe a décidé de se fixer sur ce sol, à Tautavel, dans la Caune de l'Arago. Puis sont venus les Romains, les Wisigoths à Alet et à Rennes-les-Bains. Les moines médiévaux ont trouvé là les vallées calmes qu'il leur fallait pour se recueillir et y ont édifié les chefs d'œuvres que sont les abbayes de Fontfroide de Lagrasse. A l'heure de la persécution, les cathares y ont trouvé refuge dans les inexpugnables citadelles du vertige de Quéribus et de Peyrepertuse. De nos jours enfin, il fait bon vivre dans ces petits villages baignés de soleil, îlots de vie humaine dans l'immensité des vignes. Corbières, terre de mystère et de légendes personnifiés par l'étrange abbé Saunière, à Rennes-le-Château, petite cité bizarre mêlant dans ses visiteurs, les touristes, les Rose-Croix et les démonolâtres. Corbières, mes vacances 1986. Une belle moisson de cols (62 en moins de 3 semaines) et de merveilleux souvenirs, un paradis pour cyclotouristes avec de petites routes peu fréquentées mais bien entretenues, des points de vue agréables, de fraîches forêts, de très nombreux châteaux médiévaux et de succulentes mûres quasiment partout. Mon meilleur souvenir de cette période se situe le 20 août. La matinée avait été bien employée à une ballade à tandem d'une cinquantaine de kilomètres. Le temps de déjeuner et il était trop tard pour s'aventurer dans un long trajet à la recherche de cols routiers non encore franchis. La carte IGN 1/25000e appelée en renfort conseillait 3 cols muletiers proches du camp et j'acceptais de bon cœur la suggestion. Une petite départementale presque plate et peu passante a fait défiler pour moi Villerouge-la-Crémade, Thézam-des-Corbières puis Montplaisir au pied de la chaîne de la Cadorque, au sommet coiffé de deux grandes antennes de télécommunication. La montée débutait là. Si j'avais voulu atteindre le sommet, j'aurais eu à gravir un dénivelé de 300 m pour 6 km de route, pas de quoi fouetter un chat, en somme. Mais mon programme prévoyait de bifurquer après 4 km pour passer le petit col muletier de Vente Farine. Me voilà donc à pied d'œuvre. La route prend la direction de Fontjoncousse par une petite gorge agréable. L'eau y chante dans des roches rouges et attire quelques pêcheurs nonchalants. La pente est douce et le soleil est chaud jusqu'au Mourel de la rivière où un antique panneau de circulation me prie de bifurquer à gauche vers l'Ermitage Saint-Victor. La pente n'est même plus douce, le mot serait exagéré car j'ai à peine le sentiment de monter. Le petit ravin du ruisseau des Barras est presque plat, ce qui me permet de bien choisir la trajectoire de ma roue avant car le revêtement devient franchement mauvais. En 2 km, me voilà au pied de quelques lacets et ma carte est formelle : c'est là que je dois quitter le goudron pour aller au col de Vente Farine, nom bucolique s'il en est. Et voici effectivement, au bord de la vigne, un chemin carrossable qui me conduit sans heurt au sommet, à 265 m d'altitude. La vue y est sans grand intérêt et je me sens un peu frustré en revenant au goudron. Pas de difficulté, pas de coup d'œil ! une idée germe alors en moi : " et si j'allais à l'Ermitage ? ". Il n'y a pas de col à prendre mais le panorama, d'après Michelin, mérite le détour. La décision est vite prise mais, il faut le reconnaître, assez mal pesée. Il reste en effet 172 m de dénivelé pour 2 km au maximum, ce qui signifie une rampe moyenne de 8.6%. Par ailleurs, les courbes de niveau sont irrégulièrement espacées et j'aurais dû me souvenir des cours de cartographie du stage d'animateur fédéral ! Mon vélo va avoir l'occasion de se prendre pour un cheval sauvage et se cabrer à plusieurs reprises. J'avoue n'avoir pensé à rien de cela et je démarre résolument vers le sommet. Comme début, champion ! 2 à 300 m à plus de 15%, plus de trous que de goudron, les ronces qui débordent largement sur la route et, pour comble de bonheur, une voiture qui descend ! Je ne peux faire mieux que de l'imiter en un demi-tour hasardeux et acrobatique ponctué d'un arrêt en catastrophe puis d'un retour à la case départ ! A cette allure là, j'en ai pour des heures pour aller au sommet. |
Heureusement, ce sera la seule voiture de l'après-midi. Suant et souffrant, (n'est pas grand grimpeur qui veut), je gravis à nouveau la rampe suivie, c'est une mauvaise plaisanterie, par une descente sur 200 m environ. L'Ermitage, n'ayant pour sa part, pas suivi le mouvement de bascule, il faut reprendre l'altitude perdue par un passage tout aussi pentu que le premier mais sensiblement plus long. Une route qui coupe les courbes de niveau perpendiculairement, monte beaucoup. Notez-le, mes amis. Me voilà à présent sur un petit plateau (ma chaîne, très avisée, l'avait adopté depuis longtemps) couvert d'une végétation de type méditerranéen, très odorante. Plus de vignes, mais des chênes rabougris, du thym, du romarin, de la lavande et des ronces. La vue s'est élargie et le vent s'en donne à cœur joie sur cette garrigue sans obstacle. Enfin presque sans obstacle car, à l'autre bout du plateau, la chaîne de la Cadorque se redresse vers le ciel et, de son sommet, l'air détaché, l'Ermitage Saint-Victor me nargue. La traversée du plateau n'est pas bien longue : 5 à 600 m au maximum et, pour mieux profiter de cet environnement quasi sauvage, je ne quitte pas mon 32x26. J'ai ainsi tout le temps d'apprécier la rampe terminale dont le pourcentage moyen a de quoi faire rougir de confusion plus d'un grand col célèbre. Mais que ne ferait-on pas avec 2.70 m de braquet ? Tout doucement, en louvoyant entre les pierres, les buissons de ronces et les autres plantes qui ont envahi la chaussée, en savourant la joie de la conquête et de la réussite, j'arrive sur l'esplanade sommitale. N'ayons pas peur des mots : c'est un enchantement ! La mer, pourtant distante de plus de 20 km, semble être toute proche, et j'ai même l'impression de voir au loin le mont Saint-Clair sortir des eaux. La Corbière d'Alaric, les Corbières Occidentales dessinent à l'infini leurs moutonnements bleus tandis que le Montouillié de Périllou accompagne son jaillissement d'une lumière d'un blanc cru. Juste en face enfin, entre Combe étroite et Combe longue, le massif du col rouge n'a pas de mal à démontrer que son nom n'est pas usurpé. La plaine, à mes pieds, aligne avec fierté ses vignes bien vertes et bien propres, et les villages cachent, tant qu'ils le peuvent, derrière le blond de leurs murs anciens, les villas trop blanches des nouveaux habitants. Ma carte topographique me permet de reconnaître ou de repérer chacun des accidents de terrain, le col franchi ou à franchir, le village traversé, le château visité ou la petite gorge tant appréciée. Et cette immense étendue semble presque inhabitée, car nul bruit ne s'élève de cette terre, nulle fumée d'usine ne ternit cette grandiose palette de pastels. L'Ermitage du sommet est du 13ème siècle. Il n'en demeure debout qu'une toute petite chapelle précédée d'un arc en plein cintre. La couverture est en lauzes du pays, lourdes pour résister à la violence de la tramontane d'hiver. L'homme a marqué de son empreinte le sommet : la chapelle ne se visite pas car on y a logé la machinerie associée aux grandes antennes, et un bruit ininterrompu de ventilateur vient jeter une note discordante et incongrue sur le site. Les armatures des antennes sont plutôt inesthétiques, mais elles chantent dans le vent une sorte de cantate sauvage, une complainte que ne renierait sûrement pas Boulez et qui ajoute un plus indiscutable à la majesté du lieu. Je suis resté là, à tout regarder, à tout sentir et à manger la mûre sacrée. Puis je suis reparti vers la suite du programme de l'après-midi, les cols de la Louve et de Guira, d'autres paysages et d'autres joies que vous aussi pourrez goûter en choisissant les Corbières pour vos prochaines vacances. Amis cyclotouristes, éminents membres du Club des 100 Cols, ou bien piètres grimpeurs, la félicité existe au-dessous du seuil fatidique de 2000 m. Croyez-moi, je l'ai rencontrée. Rolland Romero Cyclotouristes Grangeois |