Cette fois, la montagne est devant lui, sans atermoiement, sans transition, avec sa route qui monte brusquement pour aller rejoindre là-haut, le Royaume des Aigles. Théo sourit, heureux de retrouver sa compagne du printemps. D'elle il connaît tous les secrets : il connaît le 1er virage serré, tendu, qui va l'obliger à quitter sa selle ; il connaît aussi, quelques mètres plus loin, la petite cascade qui obstrue parfois la route. Il connaît... Mais il connaît aussi l'étrange sensation qui l'envahit comme si c'était la 1ère fois qu'il grimpait vers ce col, ce V écrit tout là-haut. " Pourquoi grimper au sommet des montagnes ? " " Parce qu'elles sont là " avait répondu judicieusement un alpiniste à cette question. Cette phrase, Théo l'avait fait sienne. Pourquoi vivre ? pensait-il encore, si ce n'est que parce que la vie est là, devant nous et qu'elle aussi, il faut la gravir, la vaincre. Les 2 heures d'échauffement avaient assoupli son corps, l'avaient rendu prêt à l'effort. Il savourait ce moment où le corps obéit à l'esprit, où il est le prolongement de la pensée. Rapidement, le paysage se transforme. Cette masse à conquérir, il va la vaincre par traîtrise, par une progression sinueuse, par un va et vient incessant qui va lui atténuer la pente : les lacets, subtile imagination de l'homme pour vaincre la nature. Il voit l'étendue des sapins verts, couleur d'émeraude et de vie. Il voit l'arête dure et tranchante des rochers, acérée par la lumière rutilante du soleil déjà haut dans le ciel. Il voit les cascades d'argent qui dévalent la montagne, séparant la roche en 2 blocs distincts. L'horizon est fermé. Le regard a trouvé une limite, muraille dense et impénétrable. Et Théo veut monter, vaincre cette muraille, comme si, d'atteindre un col, n'était que redonner au regard, l'infini. Les ans pèsent sur les épaules de Théo, mais les jambes, après quelques hésitations, ont retrouvé le rythme rapide, souple, et surtout patient, du cyclo en montagne. De la patience il lui en a fallu, depuis ce jour où, adolescent, il s'est effondré là, dans ce village, victime de sa fougue, de son inexpérience, de sa jeunesse. Déjà, il avait voulu voir ce V magique qui l'attirait. Effort violent, inconsidéré qui lui avait laissé un goût amer dans la bouche, mais aussi une certitude : Plus tard, il atteindrait, seul, ce col, sans aucun arrêt, et même, il en gravirait un second aussitôt après, et un 3ème avant la tombée du jour. Ce virage, après tout, c'était peut-être le virage de sa vie. La lumière maintenant ruisselle de toutes parts, brisant l'auréole brumeuse du matin. Malgré l'effort continu, la fraîcheur gagne le visage de Théo : les premiers névés apparaissent. L'air devient de plus en plus âpre, le ruban noir disparaît peu à peu sous une pellicule blanche qui s'épaissit progressivement. La roue avant de Théo s'enfonce dans la neige laissant un sillon parfait dans son sillage. Le froid fige les rictus de son visage. Son halètement syncopé brise le silence environnant. Mais ses yeux lui font mal, très mal... Théo pourtant, concentre toute son énergie ; il pèse sur son vélo pour l'enfoncer dans la neige, car il sait que dans 3 virages, puis 2, puis 1, ce sera le bonheur. |
Et voilà ! un paysage familier se présente à lui : le refuge aux volets clos, enveloppé de blanc, la pancarte indiquant l'altitude, et là, ce banc presque entièrement recouvert de neige, ce banc où il s'asseyait avec Cléa, heureux de l'effort partagé en commun. Est-ce ce souvenir, la fatigue, ou ses yeux qui brûlent, qui s'enflamment ? Théo ne sait pas, mais pourtant cette plénitude qu'il ressentait chaque année dans les mêmes circonstances, cette plénitude ne l'habite pas aujourd'hui. Fatigué, harassé, il décide de s'asseoir puis s'allonge dans la neige, jambes écartées, bras en croix. Son corps dessine comme la pièce manquante d'un gigantesque puzzle uniformément blanc. La tête enfoncée dans la neige, Théo sent le sol s'enfoncer sous lui, ses paupières se ferment de fatigue, et très vite il s'endort. Lorsqu'il se réveille, ses yeux ont brusquement rompu l'étrange lumière qui lui voilait le regard depuis ce matin. Et ses yeux fixent le bleu du ciel, un bleu limpide et pur, un bleu métallique dans lequel il souhaite se fondre. Ils discernent la luminescence des étoiles naissantes avec la fin du jour. Les astres, Théo ne connaît pas leur nom mais aujourd'hui il a envie de les dénommer pêle-mêle : Kheops, Zeus, Ramsès, Neptune..., ces noms qui lui évoquent l'origine des temps. Le vent tournoyant s'est arrêté, un silence imposant s'est installé, figeant dans l'immobilisme, le paysage. Et toujours ce bleu du ciel, ce bleu qui pénètre les yeux, la tête, le corps de Théo, qui lui donne envie d'être un oiseau. En bas, dans la vallée, les lumières se sont allumées, comme se sont allumées les étoiles. Celle à droite, prés du Grand Chariot, Théo l'appelle Kheops avec prés d'elle, plus brillante et plus forte, Zeus. Et celle-là... Les yeux de Théo brillent, son corps est attiré vers le ciel infini, sans fond, sans fin. Et brusquement le bleu éclate, le ciel s'ouvre, se déchire, libérant ses yeux, sa tête, son corps. Un vertige s'empare de Théo. Il n'est plus que cette lumière bleue qui l'imprègne, le pénètre. Un nuage, venu d'ailleurs, voile la lumière du soleil. Et Théo sourit... Le soleil a terminé sa course vers l'horizon. Au-delà des montagnes, les bruits de la nuit sont apparus. Le noir a recouvert le blanc. " Hier, premier jour du printemps, un cyclotouriste a été retrouvé mort d'épuisement, au sommet du col de l'Imaginaire, un étrange sourire dessiné sur ses lèvres. Prés de lui, sa bicyclette, demeurée mystérieusement en équilibre, brillait de mille feux sous les rayons du soleil ". Journal de l'Absurde - Edition du 31/3/198 Eric Rubert Club des cyclotouristes Dieppois |