740 kilomètres, 44 cols, 18187 mètres de dénivellation Antibes. Tout nous incite à la flânerie : les bateaux sur le port, les filles sur les bateaux, le fort Vauban derrière les filles et tout autour, l'eau. Au milieu des yachts grand standing, cinq vélos de race, étincellent. Deux bleus dans la fleur de l'âge, un dégradé mêlant judicieusement le rouge et le noir, un autre entre deux âges, mi-cyclo devant, mi-course derrière, le dernier à la limite de la pré-retraite, mais qui n'en est que plus fier d'être là.. Quant aux cyclos chevauchant ces montures, ils sont dans les meilleurs parmi les meilleurs. Tournant le dos presque sans un dernier regard à la silhouette trapue du fort et aux formes élancées et agréables des embarcations, et de leurs brunes passagères, nous nous élançons dans les rues d'Antibes. Aucun panneau ne l'indique, mais chacun de nous sait que 740 km, 44 cols et 18187 m de dénivellation ascendante nous attendent ! Nous avons à peine parcouru 15 km dans les pinèdes sur une route qui monte (peut-il en être autrement ?) que quelqu'un crie " Grâce ". Déjà ! je réalise mon erreur au panneau de la ville aux mille parfums qui, ce jour là, sent surtout le gaz carbonique, dans la lente ascension de ses étroites ruelles. Pourtant, un coup d'œil sur le haut de la cité, nous permet d'admirer la mer et les îles de Lérins, une dernière fois. L'aventure a commencé. Le col du Pillon nous éveille, St Vallier nous restaure, le col de Ferrier nous fait flâner dans ses pentes serpentant au soleil, et dans le feuillage des oliviers, les cigales nous stridulent des chansons monocordes et aiguës. Au sommet, nous sommes déjà à 1000 mètres et quelques décimètres ; le midi devient midi moins le quart, et la route dangereuse. Après le col de Bleine, nous préssentons les Alpes. Le point d'orgue de cette journée est constitué par les clues : grandes failles dans le rocher, elles ont parfois plusieurs centaines de mètres de haut, pour un poignet de large. C'est le moment que choisit Pierrette pour percer sa chambre à air. Deux villages d'un autre temps nous charment et, après le dernier col et la dégringolade sur Puget-Théniers, la première fraîcheur du soir tombant nous voit arriver égrenés au port. Serge ne dit rien mais on sent qu'il est content d'être là. Pour aller où nous allons ce matin-là, il ne faut être ni trop haut, ni trop long, ni trop large tant les clues sont exiguës dans ces gorges du Cian où la roche prend des allures d'écorchée. Après 20km où le soleil joue à cache-cache avec les falaises, et ou le chant du torrent répond à l'écho qui a fait naître une cascade en amont, la roche petit à petit s'écarte, concédant quelques plaques à l'herbe, puis quelques surfaces, avant que de ne garder que quelques butes inaccessibles, dernières insolences dans un vallon où elle n'est plus maître, l'herbe signant sa victoire par une nuée de confettis multicolores mouchetant sa verdure d'été. Un détail encore, la route ne voulant rien perdre de toute cette beauté, zigzague, zigzague jusqu'au... col. L'ubac a la dureté que nous a épargné l'adret, du moins en son sommet. Nous plongeons d'un bond : 1182m de chute et deux crevaisons pour Pierrette. En bas, la montagne nous attend, la vraie, la grande, la lutte aux limites de la guerre et de la déraison. Le panneau " Col de la Bonette 53km " nous perturbe quelque peu l'appétit ; l'altitude est alors de 497m. c'est déjà le pied du col. Bien sûr, les 25 premiers kilomètres montent " confortablement " et personne ne peut penser qu'un drame affreux se joue sous la selle de Joël, le cyclo contemplatif et compétent, encyclopédie roulante, pince sans rire et charmant compagnon. La scène de ménage dure longtemps et à St Etienne de Thinée la rupture est consommée, le divorce prononcé, l'écrou de la tige de selle et son chariot ont séparé leur destin. Triste fin ! Joël l'astucieux trouve une solution à la hauteur de l'événement : il 'fildefère' et tout rentre dans l'ordre pour un temps. Les 28 derniers kilomètres du col de la Cime de la Bonette ne se racontent pas. Un cyclo a trop de pudeur pour dévoiler au grand jour, les états de son âme dans une telle ascension. Toujours est-il qu'après des lacets à chausser toute l'Armée Française, des cailloux avec lesquels le Petit Poucet aurait fait force tour du monde, des moutons à dormir mille et une nuits, des montagnes, des ravins et des coups de pédale à n'en plus finir. L'altitude 2802 mètres est atteinte dans un paysage au-delà du réel, celui où les pages d'or des livres de géographie rejoignent la légende du cyclo. Moments sublimes. La descente est plus terre à terre, enfin terre à jante, ma chambre à air ayant par deux fois refusé le rôle de médiateur qui lui est habituellement dévolu. Mais à Jausiers, Maryse et Christine sont là, formidables de gentillesse et de dévouement, elles qui assurent la partie la plus ingrate de l'expédition : l'organisation matérielle. Elles seront toujours présentes, toujours efficaces, toujours prévoyantes, jonglant avec les calories, les piquets de tentes et les tendeurs de la remorque. Ce soir là donc, au sortir du dernier tronçon de la descente, la soupe fume déjà dans la casserole ; il est 20 heures. Vars sommeille ce matin là et la route pentue, n'en finit pas de s'étirer en longs lacets dans la paisible verdure de ses pâturages avec, pour oreiller, les derniers assauts du col et, pour baldaquin, les Aiguilles de Roche. La vallée de l'Ubaye n'était que descente de lit et St Paul une image envolée. Dans la descente, la table d'orientation ne nous offre que des reliefs, la barre des 4000 ayant fermé son écrin de nuages. La vallée du Guil nous guide ensuite jusqu'au pied de l'Izoard tant redouté. En observant Martine, je comprends que le vélo est chose facile : il n'est qu'à la regarder pédaler souple et appliquée, consciencieuse dans chaque centimètre, son petit sourire éclairant ses cheveux noirs toujours bien coiffés ; ses mains sur le guidon ne hachent pas le rythme, elles ne servent qu'à guider le mouvement perpétuel de ses jambes qui suffisent à faire avancer l'équipage. |
Au bas du col, elle est elle-même, elle sera ainsi au sommet comme elle a été hier et comme elle sera demain. L'Izoard se monte donc dans les bois puis dans la lune, je veux dire dans un paysage lunaire, mais pas du tout désert, ce jour-là du moins. Après la descente enivrante dans le hurlement des patins et des jantes chauffées, Briançon et, pour la première et dernière fois, l'hôtel douillet avec une pluie battante dehors. Bonne nuit. Si nous avions su ce qui nous attendait ce jour-là, peut-être aurions-nous renoncé à cette partie optionnelle du parcours, peut-être non, peut-être si. Mais nous ne savions pas, en montant le col de Montgenèvre, ni en passant la frontière italienne sous l'œil de deux douaniers qui schématisent bien la caricature que l'on fait habituellement de cette corporation, ni en montant Sestrières dans le brouillard. Il y eut bien le regard expressif du restaurateur en nous disant " la route des Crêtes, aujourd'hui ?! ". Il faut dire que pour nous, c'était aujourd'hui ou jamais. C'est au croisement que nous avons compris : à ma droite, le goudron et la descente ; à ma gauche, le chemin de terre et la côte. Devinez : on opta pour la gauche, bien sûr. Nous oubliâmes le bitume 52km. Chaque tour de roue chevaucha plusieurs cailloux, et des tours de roues il y en eut : 32x25, parfois 23, si rarement. 8 heures de pierraille et de côtes pourtant moins redoutées que les descentes, de brouillard et d'éclaircies, de secousses et de dérapages mais aussi de cris de marmottes, de fleurs aux couleurs incroyables, d'éclats de rires et de visions éphémères de paysages inoubliables, huit heures au-delà du vélo dans un monde à part, une parenthèse à l'habitude de la vie et même à la pratique de la bicyclette. Le dernier col, à lui seul mériterait un récit, une page d'histoire, tant l'ascension en fut pénible et la descente tortueuse comme une assiette de spaghetti. Pierrette, aux yeux de hibou avec ses lunettes (elle est quand même très chouette) en avait mal aux genoux ; elle faillit aller dans les choux avec tous ces cailloux, et ce soir-là, il ne faisait pas bon lui chercher des poux. Du pays des vignes et des pêches, aux pays de la glace, il n'y a souvent qu'un col et, à peine digéré le plat de spaghetti de la veille, il faut attaquer le plat de résistance : Mont Cenis-Iseran rythmait notre ascension ; nous dégusterions les pêches au vin puis la fricassée de champignons, le sanglier rôti, le steak aux herbes, la glace à l'eau claire et bien sûr, la brochette d'escargots que nous étions en montant le Cenis. Las ! rien de tout cela aujourd'hui. Le lac du Cenis tout en haut constitue la beauté de ce col. On voit d'abord le torrent d'écoulement puis le barrage et le lac enfin. Spectacle étonnant que ce lac à 2000m. les lacets de la descente nous emmènent aux portes du parc national de la Vanoise (après une fugue bien involontaire de Martine qui s'était trompée de route et fut heureusement remise sur le droit chemin par... un beau cyclo) et au moment tant attendu : l'ascension de l'Iseran. Seulement 30 km pour ce géant. Le petit col de la Magdeleine est avalé... avant de manger, en quelque sorte l'apéritif. Déjà les glaciers sont là, à vue. Une splendide vallée glaciaire me conduit à Bonneval sur Arc : auge glaciaire en U parfait, ses moraines racontent certainement toute une histoire, que mes connaissances géographiques ne suffisent pas à comprendre seul pour vivre des moments purs. Je n'ai pas vraiment senti la côte ; tout est beau : la route, les lacets, les glaciers, les neiges du bord de la route, les précipices, le petit tunnel, les fleurs, les marmottes qui sifflent. Tout cela est très ordonné, chaque chose à sa place, sinon le calme ne serait pas aussi imposant. Chaque image enregistrée dans le film du col ajoute sa note d'impression, complète le schéma général. Le sommet est atteint, la longue descente sur Bourg Saint Maurice ne m'apporte rien sinon le danger des tunnels de Val d'Isère, pourtant prévus (as-tu vu, phare bandeau réflectorisant). Il ne reste que deux jours de randonnée et j'avoue que les cols qui nous attendent ne me passionnent pas. Pourtant je me trompe, et mon admiration puis mon enthousiasme sont encore intacts après cinq jours. Roselend n'a ni l'âpreté de la Bonette ni la grandeur de l'Iseran ni les rochers de la Couillole ; il est beau par son équilibre. Agencement parfait du col alpin du nord, il en est l'exemple et on se laisse bercer par ses paysages de manuel géographique, son échelonnement de végétation, mais aussi ses lacets, ses replats, ses augmentations de pente, son approche du sommet que seul le cyclo peut vraiment apprécier. Quand je dis que tout baigne dans l'huile, objection ! ma roue libre a rendu l'âme ; la facilité, la joie, la douleur, la souffrance, c'est la première fois que je pédale totalement dans le vide : Développement (32x25) x 0 = 0 ; c'est donc à pied que je termine le col ; c'est beaucoup moins amusant. Quatre heures avant que nous repartions Serge et moi, équipé d'une nouvelle roue libre achetée à 60 km de là. Le col des Saisies est monté grand train et le retour sur Sallanches fut rapide, seule fausse note du parcours à allure de gastéropodes admiratifs. Mais demandez à Serge comme il est difficile de trouver à 19 heures une rustine dans un petit village ! L'aube se lève sur le dernier jour de la randonnée, ensoleillée et fraîche. Nous sommes hors de forme. Peut-être la raclette de la veille ou l'approche du lac Léman. Les cols se succèdent dans un paysage égayé de chalets géraniumisés. L'ascension de la Savolière nous rappelle que nous sommes dans les Alpes et son sommet signe la dernière des pentes dignes de ce nom ; les quelques cols restants défilant, agréables, mais sans exaltation, allongent la liste des cols de la randonnée. Je fais cependant un col buissonnier (c'est mon centième) et la dernière taupinière (mais ou sont les neiges d'antan !) est escaladée, avalée, dévalée, et le lac est là au loin ; il se rapproche ; stop ! un coup de pédales de plus et c'était le plongeon. Pas de doute, la randonnée Antibes-Thonon est bien terminée. Voir Thonon-Trieste ! C'est pour plus tard. Auteur inconnu. |