Sur le petit pont, avant les feux, il mit tout à gauche : 28x26, par précaution et par respect. Cette fois il était au pied du mur, le réalisme de l'expression le fit sourire. "Tourmalet : 18 km" confirmait le panneau indicateur, au bas d'une première rampe qui lui parut déjà impressionnante, resserrée entre les maisons grises dont le soleil encore bas n'éclairait que les toits d'ardoise et leurs pare-neige. Curieusement il se sentait soulagé, presque détendu sinon confiant. Disparue la boule qu'il avait perçue dès le réveil au creux de l'estomac, qui lui avait interdit de déjeuner comme le bon sens et ses lecteurs le lui conseillaient ; évanouie l'angoisse qui lui avait crispé les tripes depuis son départ nocturne jusqu'aux sombres gorges de Luz ; bien loin les rêves-ou les cauchemars- il affrontait bel et bien LE TOURMALET, il le sentait sous ses roues et, pour le moment du moins, il le trouvait accueillant. D'autant que, passée la première rampe, la route s'élançait vers la gauche et la pente adoucie autorisait à remettre plus gros. Oh, pas de folies! Le 22 allait très bien et c'était excellent pour le moral que de savoir qu'il y avait de la réserve... Au cas ou ! Les terrains de camping, sur la droite, sommeillaient encore. Il ne devait pas faire trop chaud, sous la toile. A gauche, les ruines du château de Sainte-Marie se faisait dorer sur leur promontoire par un rayon de soleil prometteur. C'était beau, en vrai. Aussi beau que sur les photos, que dans les livres, mais en plus cela vivait, cela sentait, cela bruissait. Son esprit vagabondait, bondissait de cime en cime, courait avec le Bastan, de caillou en rocher, de cascatelle en cascade. Il reconnaissait ces Pyrénées, vingt ans après ; Cauterets et le camp de la Raillère lui revinrent en mémoire, il retrouvait des sensations de colonie de vacances, des odeurs de fenaison, des parfums de berlingot... La route s'engouffrait sous une hêtraie, et il frissonna de retrouver soudain le froid et les ténèbres. Passé le croisement de Viella il fallut repasser le 26. Les mains alternativement en haut du guidon et aux cocottes de frein, il grignotait régulièrement du terrain. Un écureuil au panache roux s'enfuit à quelques mètres devant sa roue et disparut sous les frondaisons. Au bout d'une ligne droite qui lui parut longue, il aperçut une grosse conduite verte qui enjambait la vallée. Plus haut, quelques maisons groupées dominaient le Bastan. Les croisements des chemins d'accès aux villages écartés, Viey, Betpouey et bientôt Sers furent autant de jalons qu'il accueillit tour à tour avec la même satisfaction impatiente qu'un écolier inscrit chaque fin de trimestre au table d'honneur. A deux reprises il apprécia de cours lacets où le pourcentage réduit lui soulagea les jambes et les reins, et lui permit d'éponger la sueur qui lui perlait au visage. C'était dur tout de même, autre chose que les côtes les plus difficiles qu'il avait l'habitude d'aborder là-bas en Lorraine. AVANT Barèges, à hauteur du rocher de Saint-Justin, il ressentit soudain une immense lassitude. Il avait mal partout, soif et chaud, la tête vide. Les jambes, ses jambes, lui semblèrent incapables de le porter plus avant. Un doute affreux, une réminiscence douloureuse l'envahirent peu à peu. Il revoyait ce matin de juin auprès de son père. Tombant et tombant encore, les jambes et le bassin paralysés petit à petit. Le médecin soucieux et le diagnostic implacable : "la polio !" Le choc pour toute la famille et les longs mois de soins et de rééducation. Le sport, pour réparer ou pour compenser autant que possible. Des limites, bien sûr, mais tellement reculées avec le temps. Le sentiment d'avoir vaincu une adversité autrement redoutable, un petit courant d'air frais dans le virage de la gendarmerie et le souci de paraître à son avantage dans la traversée du village qui s'animait... Tout cela le requinqua assez pour grimper, le buste droit et la tête haute, jusqu'après l'établissement thermal, puis pour atteindre le petit pont qui permet aux skieurs d'accéder à la gare inférieure des télécabines. Là, il jugea utile de faire une courte pause, d'avaler quelques confiseries et de remplir son bidon à la ferme voisine. Le soleil commençait à chauffer mais il y avait aussi une petite brise qui en tempérait l'ardeur. A cette heure matinale il n'y avait encore presque pas de circulation et ce n'est que pendant ce petit arrêt qu'il vit son premier cycliste. Il chevauchait une rutilante machine de course et grimpait le plus souvent en danseuse, pour entraîner un braquet apparemment important. Il passa sans un regard, l'œil rivé sur un horizon posé à quelques mètres de son boyau avant. Deux autres le saluèrent gaiement alors qu'il se remettait en selle après avoir contemplé le massif de l'Ardiden, illuminé au fond de la vallée, là d'où il venait. Tout de suite il réalisa la justesse d'une phrase qu'il se souvenait avoir lue dans un bouquin de Pierre Roques : elle évoquait une "vilaine rampe toute droite, à la sortie de Barèges" susceptible de décourager le cyclo. Il se félicita d'avoir soufflé un peu et repris des forces. Cela lui permettait d'apprécier avec lucidité le versant qui s'étageait de l'autre côté du Bastan : des prairies vertes parsemées de bordes aux toits de lauzes et de tôles, assez peu de bétail, semblait-il. Plus haut, des sapins et, sous les crêtes, des pare-avalanches en rangs géométriques. L'ancienne route qui longeait le torrent avait été abandonnée ; sans doute était-elle trop exposée aux éboulements, car des rochers l'obstruaient partiellement, ici et là. L'Equipement avait construit celle-ci, plus droite et plus raide. Dommage ! Le replat lui fit du bien ; il s'accorda même un temps de roue-libre. Ses souvenirs affluèrent à nouveau, mais ils le stimulaient à présent. Il mesurait le chemin parcouru depuis cette enfance, boitillante, ces efforts souvent déçus pour effacer le handicap, la résignation de ne parvenir qu'à faire presque aussi bien que si... Et enfin la découverte, tardive mais décisive de la pratique cyclotouriste. Une révélation. La route qui rejoignait le Bastan avant de s'élancer, en lacets bien tracés vers Superbarèges était en plein soleil. La sienne s'enfonçait vers la droite dans l'ombre ; il se réjouit de pouvoir bénéficier le plus longtemps possible de sa fraîcheur bienfaisante. A force de préparation il connaissait par cœur cet itinéraire de rêve. Il allait remonter pendant environ un kilomètre le torrent d' Escoubous sur sa rive gauche, le franchirait sur le pont de la Gaubie avant de rejoindre la vallée du Bastan par le versant opposé, qu'il découvrait maintenant sur toute sa longueur en suivant des yeux une camionnette jaune dont le passager l'avait gentiment encouragé au dépassement. |
Pour la première fois, il avait une exacte vision du dénivelé qui l'attendait, mais aussi de celui qu'il laissait derrière lui puisque, de ce côté, la pente restait à peu près constante, de 7 à 9 %. Il ne parvenait pas à distinguer les trois cyclistes de tout à l'heure. Il consulta sa montre machinalement et réalisa qu'il ne l'avait pas regardée en passant à Luz St Sauveur. Il ne connaîtrait pas son temps d'ascension et cela le contraria un court instant. Un frisson de bien-être et une onde de bonheur le submergèrent aussitôt ; peu importait le chronomètre ! il grimpait le fameux Tourmalet à vélo, comme ses idoles de jeunesse, Fausto Coppi, Louison Bobet et tous les autres, comme ces cyclos dont il lisait et relisait les récits vivants dans "Cyclotourisme", Jusqu'à présent ces exploits lui étaient apparus comme inaccessibles, pour une foule de raisons. Perdu dans cette immensité, il se sentait grandir, maintenant. Les deux cyclistes en maillots rouges étaient attablés à la terrasse du petit bar de la Gaubie. Ils le regardaient monter. "Dur-Dur ? " lança l'un d'eux en souriant. Il se redressa pour répondre: "ça va !" sur le ton détendu de quelqu'un qui en a vu d'autres. Sur la longue ligne droite qui suivait, il se mit deux ou trois fois en danseuse pour soulager ses reins douloureux. Il nota qu'il faudrait être prudent en redescendant, car des pierres, parfois assez grosses, avaient dévalé la pente et parsemaient le goudron. Avant de virer sur la droite, il dépassa la borne "Tourmalet : 6 km". Il les avait toutes attendues, lues, décomptées mais celle-ci lui parut plus importante: "II en reste 5 et quelque" se disait-il, "comme pour rentrer du château d'eau à la maison. C'est bon ! ". Cette comparaison à un itinéraire coutumier le ramena quatre ans en arrière. Ses premières sorties solitaires, les dimanches matin de beau temps, des tentatives désordonnées et douloureuses, des retours difficiles et décourageants, et puis la rencontre du club, les conseils éclairés, les progrès palpables. Les distances qu'on allonge, les côtes qu'on ne redoute plus, avec des développements bien choisis. La joie des brevets réussis, en petit groupe et surtout, le premier col, dans les Vosges, par une matinée radieuse comme aujourd'hui. Cela avait été l'éblouissement, la révélation de possibilités nouvelles, la découverte d'un monde inédit et l'ouverture d'horizons insoupçonnés, entretenus et exacerbés par les lectures et les photographies... Un troupeau de moutons à la toison marquée de bleu se serrait, peloton grégaire, le nez contre le flanc de la montagne. Là-haut, bien plus haut, l'observatoire du Pic du Midi de Bigorre étincelait des mille feux de ses coupoles argentées. Encore une bouffée de bonheur : c'était merveilleux, tout était merveilleux. Pourtant ce n'était pas facile. Il fallait changer de position de plus en plus fréquemment pour apaiser ces douleurs lancinantes qui sourdaient de la nuque aux cuisses et irradiaient dans les poignets, les reins et les épaules. Il devait manquer une borne, parce que cela faisait longtemps qu'il avait dépassé celle des 5 kilomètres. Non, elle était là, seulement ! Près d'une BX stationnée, des enfants battirent des mains : "Allez Hinault !" Cela allait bien avec les inscriptions en lettres géantes peintes sur la chaussée; mais pour ce qui était de l'allure du cycliste... Il grimaça un sourire fatigué. Mais ça devenait bon. Il chercha à repérer le sommet et pensa l'avoir aperçu, là-haut où brillaient ce qui devait être des carrosseries de voitures. Cela paraissait encore loin et pourtant, il passait devant la borne "Tourmalet : 3 km", les baraques de bergers sur un petit dôme qui surplombait la route. On ne devait plus être loin du replat précédant les terribles deux derniers kilomètres. Un cycliste en K-way le croisa à grande vitesse. Il eut le temps de comprendre "gagné !". Cela devait faire deux heures qu'il espérait et voulait ne pas en douter. Le panorama était superbe vers le fond, pas le moindre soupçon de brume vers Barèges et au-delà. Immense, grandiose et en même temps apaisant, bucolique. Il avait l'impression de n'avoir jamais autant aimé la vie ! Il prit le temps de boire une longue rasade avant de virer franchement à droite et d'attaquer un nouveau ressaut de chaussée dégradée où l'eau ruisselait entraînant gravillons et petits cailloux. L'air s'était rafraîchi malgré le soleil plus haut dans un ciel bleu de carte postale. Par une échancrure il aperçut des silhouettes qui s'agitaient au-dessus de lui, le toit d'un refuge ou d'un hôtel. L'effort était intense. En s'essuyant le visage il sentit que ses traits s'étaient creusés ; mais pour rien au monde il n'eut cédé sa place. Il avait la gorge serrée, comme une envie de pleurer. Coup sur coup, trois voitures le dépassèrent dont les occupants l'encouragèrent de la voix et du geste. Encore un virage en épingle, sur la gauche, et la pente le surprit d'autant qu'il reçut une rafale de vent en pleine face. Il vérifia qu'il était bien sur le 26 et se mit en danseuse en soufflant. Il connut un instant de panique en apercevant la route qui poursuivait sa grimpée deux ou trois cents mètres plus loin et nettement plus haut, mais réalisa assez vite que c'était la voie à péage de l'observatoire du Pic du Midi. Le col était avant. Dans un dernier coup de rein, il y parvint. Il y avait foule ; des autos, des touristes et quelques cyclistes en cuissard dont celui qui était passé pendant sa pause de Barèges. Ils le regardaient terminer son ascension. Il prit le temps de passer devant le panneau "Col du Tourmalet: 2114m", de replacer la chaîne sur le 40x15, et de desserrer ses cale-pied. Alors il mit pied à terre, appuya sa bicyclette contre le muret de pierre, s'épongea une dernière fois, enfila un survêtement et se couvrit d'une casquette de laine. Il s'extirpa de la foule en gravissant la pente, en direction du Pic d'Espade. A bonne distance du parking et des installations du remonte-pente qui lui paraissaient également incongrus, il s'installa sur l'herbe rase, parcourut lentement du regard les lacets qu'il venait de vaincre, balaya posément l'horizon d'Ayré à Pène Blanque en survolant l'Ardiden et le Balaïtous, respira à pleins poumons et ferma les yeux en murmurant une prière d'action de grâce. Jacques Lacroix Yutz, le 12 décembre 1987 |