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Cols Piémontais

Revue N° 16 Pages 35 et 36

Voilà bientôt dix années que je prends rendez-vous chaque été avec les cols du Queyras, de l'Ubaye et du Mercantour. La frontière n'étant pas loin, il y eut maintes traversées franco-italiennes hors douane. Quelques incursions en Italie m'ont permis d'explorer les massifs au sud du Val Varaita, où les pistes ex-militaires de Valcavera et Sampeyre fourmillent en cols.

Plus au nord, entre le Val di Susa et la Varaita, seule la route de crête entre le col de Finestre et Sestrière m'était familière, ayant usé mes pneus et mes fonds de cuissard dans les deux sens de cette piste raboteuse.

Les hautes vallées piémontaises sont bien moins fournies en routes que leurs consœurs françaises. D'après les cartes de l'Istituto Geografico Italiano de Turin, au 1/50000, une traversée nord-sud comportait un grand nombre de passages muletiers, sans aucun échappatoire, à moins de contourner le massif par la vallée du Pô, ce dont le collectionneur de cols s'abstient résolument.

Quatre étapes devaient me mener de Briançon à Cuneo :

- de la Dora Riparia au Val Chisone, par le col de Sabbionne au cœur du massif de l'Orsiera,

- du Val Germanasca au Val Pellice par les Cialancia et le col de Giulian

- de Bobbio Pellice à la vallée supérieure du Pô, par les cols de Gianna et Frioland,

- de Sanfront au Valle Varaita par le col de Gilba.

Armé d'un sac à dos contenant quelques vivres, d'un sac de couchage léger, et de beaucoup d'illusions, me voici ralliant Briançon à Susa un quinze août, croisant une foule de turinois endimanchés et en voiturés.

A Bussoleno, il faut tourner à droite et mettre tout à gauche. On est à 400 mètres d'altitude, et les cols convoités sont loin devant, à 2500 mètres. Il n'est que dix heures, mais déjà la chaleur est difficilement supportable. L'air est saturé d'humidité ; dans cette atmosphère de cocotte-minute, on est loin de la fraîcheur du Montgenèvre.

Un goudron que je pense d'excellente qualité, car il adhère aux pentes les plus raides, conduit à des hameaux où Ion pratique la sieste avant le repas de midi.

Passons sans bruit ; la succession route - piste - large chemin - sentier, bien connue des amateurs de muletade, conduit au refuge Toesca, à la limite supérieure de la forêt et inférieure des nuages. Le gardien du refuge me promet que la photo qu'il a prise de mon équipage ne sera pas publiée dans la presse transalpine.

Le sentier est tracé et balisé, m'assure-t-on ! Avec une visibilité de dix mètres et une vague trace de peinture tous les cent mètres, quel plaisir ! Quantité de "mucche" assaillies de "mosche" (comprenez qu'il s'agit de mouches assaillant des vaches, et non l'inverse), se sont chargées de multiplier les fausses traces.

Je me suis égaré à plusieurs reprises, ce qui m'est familier. La carte, aux lignes de niveaux équidistantes de 50 mètres, n'indiquait pas la barre rocheuse sur laquelle je suis venu buter.

Dans ce cas, il faut revenir sur ses pas, et essayer de retrouver une trace balisée. Comment les vaches s'y retrouvent-elles ? Par ailleurs, éviter d'abandonner votre fardeau près d'un rocher pour faire une reconnaissance, rien ne ressemble plus à un rocher qu'un autre rocher !

J'ai bien dû perdre une heure avant de retrouver la bonne voie, et suprême récompense, le col de Sabbionne, à la limite des nuages. En montant sur un rocher, et en se hissant sur la pointe des pieds, on parvenait à découvrir le paysage,... plein de cailloux... Le massif de l'Orsiera doit mériter mieux que cela. Passons. Un col de plus, il en faut de ce genre pour apprécier les autres.

Après une bonne bouffée d'air sec, me voici replongé dans les vapeurs piémontaises, dans la descente vers le refuge Selleries. Là encore, les traces se confondent avec celles des vaches locales, et de ce côté, point de balises. Ne pas se laisser guider par les bruits de sonnailles qui parviennent de plus bas, car la carte indique une barre, et un large contournement s'impose.

Par la suite, j'eus une vue splendide de ce que j'avais descendu, presque à tâtons, car un vent violent chassa les nuages quelques minutes avant l'orage.

Assez d'émotions pour aujourd'hui. Nuit confortable au refuge-hôtel de Selleries.

Le lendemain matin, temps clair, mais les vallées se couvrent de nuages dès neuf heures. La cuvette du Pô et de ses affluents doit être sujette à cette épaisse brume de vallée. Il faut la prendre de vitesse, ce à quoi je suis parvenu en montant aux Cialancia, à 2600 mètres, avant elle, cette fois.

Dure partie de manivelles. Les 25 kilomètres de la route, puis piste militaire ne se laissent pas monter sans avoir déversé quelques litres de sueur. Mais on est récompensé par la vue sur le massif, bien plus attrayant que celui de la veille.

Plus haut, les chemins sont bien tracés, la vue dégagée; il fait bon flâner le long des Undici Laghi (Onze Lacs), où les touristes sont nombreux, car un télésiège fonctionne à partir d'une autre vallée.

Un chemin en corniche, manifestement creusé par le génie militaire, conduit au col de Gianna.

Le Queyras est tout près, je retrouve des sommets familiers, des sentiers doivent permettre de rejoindre Cervières, mais ce sera pour une autre fois.

Au col de Gianna, je découvre le Viso, émergeant au-dessus d'une mer de nuages à 2500 mètres. A l'aide de la carte, je détaille les reliefs circumvoisins à un berger, qui ne semble rien connaître d'autre que sa vallée. Les nuages encombrant le fond des vallées lui sont familiers l'été. Il doit garder des moutons depuis plus d'un demi-siècle. Il ne se souvient pas avoir vu des randonneurs à bicyclette dans ses alpages. La présence de ma monture ne le surprend pas outre mesure, et cela fait bien du plaisir qu'on me considère pour une fois, pour un randonneur à part entière, pas un excentrique ou un "matto".

Le berger m'est sympathique, et nous bavardons longuement. Je compte dormir dans une grange avant de rejoindre, la route à Villanova. Le berger m'hébergerait certainement, mais son chalet est situé trop loin de Villanova, et l'étape du lendemain en deviendrait d'autant plus longue. A en juger par l'état de ses vêtements, le berger ne m'inspire guère confiance quant à la tenue de son intérieur, et je préfère m'en tenir à sa fréquentation par temps de grand vent.

Au hameau abandonné de Randulire, je trouve une grange avec ce qu'il faut de foin pour faire un bon matelas. Une source assure la boisson, et mon réchaud fait le reste. Faut-il préciser qu'une fois de plus, il a fallu replonger dans les nuages. Dommage car ce que j'ai vu des prairies me semblait magnifique.

A Bobbio Pei lice, le lendemain, après avoir tenu informée mon épouse de ma brumeuse progression, me voilà au pied de la Comba Carbonieri. Je me trouve dans ce qui devait être notre deuxième ascension après notre tentative de juillet dernier au col de Malaure.

Route asphaltée au profil de marches d'escalier, le tour de roue fait fureur ; piste récente menant aux granges de Gianna, où affleurent les nuages familiers. Je m'enquiers de l'état du chemin. On m'affirme qu'il est bien tracé mais que ce sera dur, ce qui sera confirmé par la suite. La montée dans les mélèzes et les pierriers est longue, mais rien ne presse. Les nuages ne sont pas trop denses, et je peux savourer le spectacle des hautes vallées piémontaises.

Le col de Gianna est atteint plus rapidement que prévu. La mer de nuages reste fidèle à la limite des 2 500 mètres, mais les 2525 mètres du col me mettent hors d'atteinte. Après les horizons fermés de la montée du col, un choc : la forteresse du Mont Viso, avec ses arêtes rocheuses, ses glaciers suspendus, et les clochetons du Visolotto, à moins de cinq kilomètres. Le Pian dei Re et une bonne route descendant la vallée supérieure du Pô sont accessibles en une heure de marche. Mais il est encore tôt, et la longue arête menant aux cols de Sea Bianca et Frioland entre 2 600 et 2700 mètres, est bien tentante.

Promenade bénie des dieux. C'est aussi beau qu'une symphonie concertante de Mozart pour violon et alto. Je me surprends à me retourner et m'arrêter sans cesse pour admirer le Viso, dont je m'éloigne progressivement.

J'aurais bien passé la nuit sur l'arête si j'avais eu le matériel adéquat, mais il faut raison garder, et au col de Frioland songer à redescendre sur Crissolo.

Les nuages sont toujours à 2500 mètres, et le chemin inexistant de ce côté. Progression à la boussole pendant plus d'une heure, sur une pente raide que jalonnent quelques cairns.

Altitude 2000 : premiers pâturages, mais pas de berger à qui demander le chemin, et je continue à naviguer à l'estime.

Altitude 1 800 : premier hameau, aux toits de lauzes superbes. Sur place, il faut se rendre à l'évidence, il est totalement abandonné, et les orties ont envahi ses ruelles. Les murs, les poutres de mélèze et les toitures sont intacts, mais l'absence de portes confirme l'abandon.

A coup sûr, ces maisons étaient occupées il y a quelques années, pendant l'estive. A présent, les hameaux meurent, et une heure durant, j'en rencontrerai de semblables, sur le chemin encombré de hautes herbes menant à Crissolo. Maire Muande, Casa Rio, Maire Sarret, Schialance, que vos noms soient une fois cités, avant que vous ne soyez que ruines.

Crissolo, chef-lieu du haut Pô, vit d'une toute manière la fin des congés de "Ferragosto". C'est trépidant à souhait, et

j'avais besoin de compagnie après la kyrielle des écarts abandonnés.

La quatrième étape fut plus modeste, car il ne fallait pas manquer le train à Cuneo. Le col de Gilba, à 1 477 mètres devait être le dernier de la série. Pas d'espoir de sortir de la brume à cette altitude, et un berger rencontré au col m'informa qu'il n'avait pas vu le soleil depuis deux semaines.

La "strade accidentata, con difficoltà" se révèle être une horrible accumulation de pierres et de terre, digne d'être cotée R3 dans le guide de Robert Chauvot.

Le village n'est pas abandonné, on fauche les foins à proximité. Errant dans les ruelles aux senteurs de purin, j'ai fait fuir un groupe de femmes, toutes de noir vêtues. Non, je n'étais pas au Maghreb, mais à Gilba, village piémontais.

Jacques SAFFREY

U.S. ST EGREVE


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