Le Japon... Trois cinquièmes de la superficie de la France. Mais 85% du territoire est catalogué comme montagneux, et le mérite bien : volcans obligent. Les pentes sont toujours abruptes. Les routes étroites justifient le triple plateau : un col aussi modeste que celui de Yamabushi (510m) vaut son pesant de sueur lorsqu'on part de la plage, à cinq kilomètres du sommet. Comment résumer quatre saisons, cent vingt cols répartis dans onze préfectures ? En voici quelques souvenirs . Le col de Kitazawa (le seul qui traverse le Parc National) est aux randonneurs japonais ce que la Vanoise est aux Français. A 2036 mètres d'altitude, c'est un des six "2000" que j'ai détecté au Japon. Impossible de le laisser de côté. Mais en discutant avec des cyclos japonais rencontrés lors d'une ascension, j'apprends que ce col, ouvert à la circulation est fermé aux deux roues. Qu'à cela ne tienne. Pas question de renoncer si vite, et quelques semaines plus tard, je prends le vendredi soir l'omnibus de nuit pour Kôfu. J'ai surnommé ce train "le Red Eye Special", un train très lent, donc très économique, toujours rempli à 95% de randonneurs parmi lesquels ma tenue de cyclo est un peu incongrue. La place est insuffisante dans les filets à bagages pour les sacs d'escalade garnis de piolets. Certains, après le départ du train, vers minuit, s'allongent sur des journaux, à même le sol, les autres s'installent tant bien que mal sur les banquettes. L'ambiance est toujours très sympathique. Kôfu. Trois heures et demie du matin. J'extrais sans me presser mon vélo de sa housse. Au Japon, l'enregistrement d'un bagage accompagné est malcommode ; en revanche, il est possible d'emporter son vélo avec la fourche, le guidon, les pédales et la selle, et de transporter le tout dans un sac portable en bandoulière. Les vélos sont en général conçus pour cela : gardes-boue télescopique, fourche à blocage rapide... Autant d'astuces qui permettent de monter ou démonter entièrement le vélo en moins de dix minutes s'il le faut. Kôfu donc. Pas facile de trouver son chemin, de nuit, dans la ville endormie. Mais je trouve la route qui s'enfonce dans les montagnes, alors que pointe l'aube. C'est d'abord le col de Yasajin (1770 m), court-circuité par un tunnel que je dédaigne, au prix de sentiers trop abrupts pour être cyclables. Et c'est finalement vers midi que j'atteins la route principale du col, presque immédiatement barrée par une imposante barrière flanquée d'une guérite. - "Je peux passer ? - Non. - Pourquoi ? - Parce que c'est interdit. - Pourquoi ? - Parce que c'est écrit." Logique inébranlable de l'esprit borné, appuyée effectivement par un panneau un peu en aval. Pourquoi diable interdire les deux roues sur une route de montagne ordinaire, non macadamisée ? Même une ligne de bus l'emprunte... Peu enclin à en rester là, je m'éloigne, pour trouver rapidement un sentier descendant jusqu'au torrent. Il me suffit alors de porter le vélo vingt minutes parmi les rochers, de dépasser la guérite, et d'escalader la berge un peu plus loin. Rien de bien particulier à cette route. Des cantonniers me regardent passer, indifférents ou encourageants. Et je finis par arriver au col où je bavarde un moment avec des randonneurs. C'est quand je reprends la route que le gardien du refuge m'aperçoit et accourt en me faisant de grands signes. "C'est interdit !" crie-t-il. Mais je suis déjà loin. Pas si loin car le col se venge d'une belle manière, avec une crevaison rebelle à toute réparation. |
Et comme je suis au col d'Odarumi (2370 m, plus haut col carrossable du Japon), il ne me reste plus qu'à redescendre sur une roue arrière à plat, trente kilomètres de terre et de cailloux jusqu'au premier village. Mais qu'importe. Comme d'autres ont franchi le col varois de la Glacière, j'ai mon col interdit, sans lequel ma collection de 2000 japonais aurait été incomplète. Franchir un col est une chose. Remplir sa fiche annuelle de mise à jour en est une autre. Je n'ai jamais fait autant de travail bibliographique dans ce but. D'abord, il faut trouver la mention du col. Si les cartes Michelin ou I.G.N. sont une mine inépuisable, leurs équivalentes nipponnes sont bien décevantes. Ou plus exactement, il faut éplucher les nombreuses éditions différentes pour obtenir le nom recherché. A 600 yens la carte, j'ai préféré hanter les immenses rayonnages du 4e étage de la librairie Kinokuniya, la plus grande de Tokyo. Le nom du col ne suffit pas. Il faut bien sûr l'altitude. Là encore, les cartes sont des plus avares en renseignements. Dans la plupart des cas, il faut s'attaquer aux cartes au 1/25000, avec courbes de niveau tous les dix mètres. Inépuisable Kinokuiya ! La recherche perd tout son sel lorsqu'on s'aperçoit que la grille du Japon est numérotée uniquement par blocs de 16 feuillets. Ceux-ci étant identifiés par un nom de lieu. Est-il besoin de rappeler que toutes les cartes en question sont intégralement en Japonais ? Après avoir péniblement trouvé le nom d'un col et extrapolé son altitude, reste encore à pouvoir le lire. Certains noms sont faciles : Mikuni (Trois pays), Michisaka (Route en pente) par exemple. Mais, là où le bât blesse, c'est qu'en Japonais, chaque idéogramme a plusieurs prononciations radicalement différentes suivant le sens et le contexte. Pire encore, nombre de noms de lieu ont des prononciations introuvables dans un dictionnaire, remontant à la nuit des temps, et connues des gens du cru seulement. En fait, les Japonais sont souvent bien incapables de lire avec certitude les noms propres qu'ils ne connaissent pas. J'en ai fait souvent l'expérience : arrivant à un col, j'aborde avec ma liste des cols de la journée le premier venu. S'il y a des habitations ou quelque vendeur de pieuvre grillée, la question est vite réglée, mais s'il n'y a qu'un touriste en train de prendre l'indispensable photo souvenir, au moins une fois sur trois, celui-ci se gratte la tête : "Çà pourrait se lire comme cela...", faute de pouvoir avouer son ignorance, ce qui serait perdre la face. S'ils sont plusieurs, l'attroupement est inéluctable : "Dis, Kenji, toi qui connais un peu le coin, tu saurais lire ce nom là ?". Il m'a souvent fallu demander plusieurs fois, et certains noms de ma liste ne sont encore que des supputations. Choisir un itinéraire... Nombreuses sont les superbes routes à péage (en particulier sur les crêtes) exorbitant pour les voitures (j'en ai vu à plus de 10 F le km), mais symbolique pour les cyclistes... s'ils sont autorisés. Rien, malheureusement ne l'indique sur les cartes, et j'ai parfois dû faire un peu d'escalade pour contourner discrètement des péages. Mais, avec les cols fermés par la neige, cela fait partie de l'imprévu. Comme le bain brûlant alimenté par une source chaude à l'auberge de jeunesse, ou le couple de faucons qui s'envole à deux mètres, comme le repas offert dans la colonie de vacances en pleine montagne où je demandais mon chemin, ou la petite vieille remplissant ma gourde dans un village plus proche de celui de la ballade de Narayama que de la jungle urbaine de Tokyo. Je reviendrais... Un jour. Laurent LUGAND de retour de Tokyo. |