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Un vélo pour la Cordillère des Andes

Revue N° 17 Page 36

Partir en expédition n'est-ce pas le rêve plus ou moins caché de tous ? Mais pour atteindre cette délivrance, ce zeste de liberté, que de démarches, que de sollicitations, de contretemps, de refus courtois ou impolis, de persuasions, d'annulations, de contradictions. Combien de fois j'ai failli tout oublier, tout laisser tomber et étendre plutôt mon corps sur les plages de galets ou de sable chaud de ma Côte d'Azur natale. Mais à chaque fois ou presque, c'est la délivrance qui survient très exactement au dernier moment. C'est ainsi que vélo, billets d'avion, matériel, sponsor, tout est arrivé à la dernière minute, à la limite du gong, alors que les démarches avaient été faites dans des délais bien précoces.

Mais quel soulagement d'être devant son équipement complet que l'on a eu tant de peine à rassembler et qui nous a déclenché à tous, une dernière décharge d'adrénaline. Aujourd'hui seulement, je réalise que je ne rêve pas. Ce 10 mai 1985, je suis en route vers le Pérou. Affalé dans le fauteuil d'un D.C. 10, mon cerveau s'agite encore. Ma conscience ne sera enfin tranquille que lorsque tout le matériel sera à l'arrivée.

A travers les hublots, nous voyons, dans le jour qui se lève, s'ouvrir tout un pays de rêve, de légendes et de mystère.

Tant que les cols nous ferons rêver… Nous quittons quelques jours l'agréable ville de Cuzco, à destination de Tres Cruces, un balcon qui domine l'Amazonie. Quarante et un kilomètres de route asphaltée nous conduisent tout d'abord aux ruines de Pisac. Le site est agréable et la température un peu plus clémente, il faut dire que nous sommes seulement à 2971 m. Le lendemain, nous retrouvons la piste poussiéreuse, nous remontons la vallée étroite de l'Urubamba en traversant le village de San Salvador. Des scènes champêtres se renouvellent et sont un plaisir pour l'œil et la photo. Quittant la vallée étroite, une longue côte pénible nous hisse au petit bourg de Huancarani, perché à 3800 m. La classe de l'école nous est offerte pour apaiser notre sommeil.

Par une fraîche matinée, la piste continue à grimper en pente douce, contournant infiniment des collines où l'on cultive de l'avoine à 4000 m. Par une longue descente, traversant un site grandiose, nous arrivons à Paucartambo à 3020 m, situé au confluent de deux rivières et blotti entre deux vallées encaissées. Tres Cruces est maintenant à quelques portées de roue. Nous avalons rapidement les kilomètres d'une piste excellente. Nous atteignons le col d'Accanacu à 3480m. A gauche, au sommet, un chemin étroit nous conduit à une maison forestière. De mémoire de garde forestier, il n'est jamais passé de cycliste en cet endroit. Sommes- nous en train de faire une première ? C'est fort possible. Quinze kilomètres séparent ce lieu du refuge. Au terme d'une longue lutte avec les cailloux de la piste, nous approchons le culmen de notre étape. Nimbés d'un brouillard vaporeux, nous nous enivrons des délices exhalés de la terre et des plantes fantômes, apparaissant soudainement comme des diables sortis de leur boite. Tout le temps de ce trajet, cette vapeur austère de montagne, nous mange le ciel comme un défi à nos regards inassouvis.

La vague croupe, longée depuis quelques lieux, s'estompe dans les herbes rases, propres à ouvrir la vue. Un vent léger se lève et souffle un calme ensorcelant. Les nuages se dissipent, quel spectacle inouï s'offre à l'effroi et à la contemplation ; la nature, toute puissante, parait avoir fait le vide des humains. Tout juste à nos pieds, 4000 m plus bas, l'insondable Amazonie. Quel peintre pourrait représenter ce paysage magique, quel poète en décrire les sensations variées.

La lumière décline sensiblement, tout relief alentour s'enfonce doucement dans l'ombre, l'Amazonie s'endort ; devant nous un lendemain d'insouciance sera notre récompense. Isolés totalement dans ce petit refuge ouvert aux quatre vents, nous partons à la recherche de brindilles et de bois mort, car nous avons le plaisir et le luxe d'avoir une cheminée. Très tôt, nous sommes réveillés par un vent violent et par la lueur du jour qui commence à poindre. Nous armons nos appareils photo braqués vers l'horizon mêlé de pourpre et d'or. Une mer de nuage s'étale à nos pieds et noie la forêt entière.

Ce refuge attire pas mal de romantiques, ainsi on peut lire sur les murs : "Ici commence le monde, ici commence la raison, comprendront ceux qui aiment la terre et qui n'ont pas envie de la détruire" ou bien encore "Quand tu descendras de ta maison voir le soleil monter sur l'horizon, éclairer le monde, dans le vent et la poussière, fermes les yeux et penses à la chanson qu'il te chantait au bout du monde, debout dans la lumière, sur cette route qui fait le tour de la terre".

Le soleil enfin apparaît, transformant les couleurs ; les montagnes s'illuminent, l'herbe se teinte d'or, les nuages deviennent coton, le spectacle est d'une remarquable beauté.

L'aube n'a pas, comme en Europe, cette lente montée des couleurs. Ici la lumière impose son royaume à celui des ténèbres en quelques minutes. Telle une renaissance perpétuelle et néanmoins magique qui confère aux premiers moments du jour une lumière déjà chaude, dense, colorée mais pas autant éblouissante comme plus tard. L'aurore et le coucher sont les instants où l'on peut regarder l'astre sans détours. Peu après nous nous précipitons sur la route enluminée qui sinue jusqu'à Paucartambo. Là, petit à petit l'humanité reconquiert ses prérogatives douces, contingentées, civilisées.
Evitant de refaire la même route pour aller à Cuzco mais aussi pour gagner du temps, nous prenons un camion. Assis au milieu de bidons et de sacs, nous essayons de coller aux aspérités de la piste. Nous sommes étonnés par la conduite rapide et adroite de ces chauffeurs : souvent les roues frôlent le précipice.

Les indiens, passagers habitués, s'accrochent aux rambardes et fixent l'horizon ; le reste du temps ils parlent peu. Jamais autant que dans ces journées passées sur les plates formes des camions, on ne ressent le mystère de l'homme andin. A quoi songent ses yeux mi-clos, vieillis par des rides précoces ?

CHACALTAYA - mon premier 5000 m.

Partis de La Paz aux environs de neuf heures, nous nous hissons lentement vers l'Alto à 4200 m, en empruntant l'unique tronçon de ce que l'on pourrait appeler autoroute. Face à l'aéroport militaire, nous prenons une rue pavée de gros cailloux disjoints. Nous sommes secoués désagréablement. En s'éloignant des habitations, la piste s'améliore nettement ; nous laissons sur la droite un vieux cimetière indien, surplombant tout le canyon de La Paz. Dès à présent nous sommes bien sur la voie qui nous conduit au Chacaltaya, point culminant de notre raid (5200 m).

Ce qui est formidable à vélo, c'est la façon dont on se rapproche des choses, dont on se rapproche de la réalité en la mesurant, en la toisant. Le sommet qui nous paraissait inaccessible, le voici enfin tout proche. Nous faisons un corps à corps avec le terrain, peau à peau avec le paysage. En contrebas, une succession de lacs en anneaux de pièces d'eau est un attouchement pour les yeux. Les couleurs différentes de terrain, se mêlent et tranchent vivement avec le turquoise et l'émeraude des étangs. Nous voilà bien au-dessus de ce qui nous paraissait déjà haut jusqu'à présent. Ici, il n'y a plus personne, pas même la silhouette d'une vieille quetchua proposant des beignets frits. Seule la désolation habillée d'un jaune inouï, noyée dans un bleu pur et de rêves fracassés.

Nous seuls, gonflés d'orgueil et de joie pure, face à la montagne et pour le moment plus fort qu'elle puisque nous la gravissons avec nos drôles de machine, mais ne parlons pas trop vite car l'altitude se fait ressentir. Aujourd'hui encore, je n'ai pas la forme, je ressens constamment une fatigue générale, je n'ai pas trouvé un équilibre entre l'effort à produire et l'oxygène à utiliser. Le train est bien mauvais, les copains m'ont lâché. J'erre seul, tranquille en père pénard bien au-dessus de la grande mare des canards. Plus loin, Jean Bernard et Marie-France, ont mis pied à terre, je les rattrape et fais de même. Jean-Bernard le visage hagard, poursuit sa route, il fait vingt mètres et saute à nouveau de sa selle. Il récidive mainte fois cet exercice d'une manière obstinée, sans réfléchir, croyant arriver au bout du calvaire. Poussant le vélo, je vais aussi vite que lui. La piste devient plus étroite et s'élève telle une brute, comme si elle était prise d'une envie subite d'atteindre le sommet. Elle nous ménage point, tout encombrée de cailloux, elle zigzague à travers la paroi. Aux alentours, la rocaille remplace l'or végétal. A chaque sortie de virage, les efforts pour garder l'équilibre obligent l'arrêt immédiat ; finalement les vélos ne nous servent plus que de béquilles.

Déprimés, cette ascension semble ne plus en finir, nous avons l'impression de ne plus avancer, d'avoir dépensé toute l'énergie à la recherche de l'équilibre. A tous les trois, ils nous faut puiser dans nos réserves pour se hisser jusqu'au col, la sublimation. Nous l'apercevons enfin tout en haut, Jean et Marcel y sont parvenus. Un bull est en train de déneiger les deux derniers kilomètres. Nous restons bloqués par les manœuvres. Des congères obstruent le passage, le temps presse, il faut passer à tout prix, le ciel se couvre de plus en plus. Je poursuis seul cette course haletante. Je dépasse un bâtiment dans lequel se tient un laboratoire d'étude des rayons cosmiques, Jean et Marcel redescendent, ils me rejoignent au col à 5200 m. Il me reste une centaine de mètres pour atteindre le refuge du club Andin à 5270 m, c'est là que prend fin la piste. Elle dessert le plus haut domaine skiable aménagé du monde.

Nous réalisons quelques clichés, nous nous concertons ; quelques flocons apparaissent, il est grand temps de descendre. Nous dévalons les pentes abruptes, fiers du résultat mais déçus du panorama encombré de nuages. Un résultat gratuit sans la rançon habituelle de paysage d'espace et d'infini où nous libérions nos yeux.

Membres de l'Expédition :
Marie-France Lefeuvre
Pierre Triquere
Jean-Bernard Borguetou
Jean-Christian Mirjolet
André Laurenti

Extrait du compte rendu de voyage "Un vélo pour la Cordillère des Andes" texte d'André LAURENTI 3e prix Charles Antonin 1987.


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