Ah. Faut vraiment monter là haut ? Tout là-haut là-haut ? Là-haut sur la montagne ? J'ai comme dans l'idée que je ne vais pas tarder à regretter la confrontation entre mes ambitions cartographiques et le terrain ras des pâquerettes. Surtout que là-haut, y'a plus de pâquerettes. Des edelweiss à la rigueur, et encore... Enfin bon, j'arrête de regarder là-haut, parce que ça me tortille le cou d'une intolérable manière. Vu d'en bas, j'ai le rictus du pendu moyen après sa séance de pendule tournesolesque. Aaarg !... Foin des rêvasseries. Je suis à Fenils, et il faut ramasser ce qui est coupé. Les grandes belles herbes, et les petites orties vicieuses. La Doire Ripaire me berce de ses sanglots longs, et sur l'azur du Briançonnais se découpent les vagues silhouettes des tourelles du Chaberton. Parce que c'est encore de ce truc là que je vais vous abreuver. Ça fait 3131 m d'altitude, c'est chiant comme la pluie à monter, alors forcément, on en parle longtemps après. Comme la guerre de 14, et les suivantes, dont on se serait bien passé pour des motifs d'ordre général, et des plus particuliers : sans les militaires, je serais à l'heure qu'il est, tranquillement somnolent sous ma tente, et pas au pied d'une piste stratégique dont le revêtement bat tous les records d'infamie. Parce que passées les chapelles de Fenils, on peut recommander son âme à Dieu, ou au diable, si ça peut vous paraître plus efficace. On n'a pas fait trois tours de roue que l'on se demande déjà si l'on n'a rien oublié sur le gaz au camping, des fois qu'il serait urgent de faire demi-tour. Mais barka. On est gens prévoyants, et rien ne doit clocher au camp de base. Alors on serre les dents, et l'on sautille allègrement de galet en galet, à se demander même s'il ne serait pas plus roulant d'aller s'enfiler tout de suite dans le lit du ruisseau voisin. Un petit doute subsistant quand même, on reste sur le truc pompeusement dénommé route stratégique. Aie ma mère ! Paris-Roubaix à côté, ça doit être du pipi de chaton, parce qu'ici en plus, ça monte du tonnerre de Zeus. Mon 28x28 me parait d'un coup long comme un jour sans pain. Et sans beurre aussi. Soyez maudits, prédécesseurs qui m'avez vanté les joies extraordinaires du panorama sommital. Vendus, assassins! Et ça dure, ça dure, sous le regard amical des motards. Parce qu'en plus on n'a pas la paix sur cette route perdue de la montagne italienne. Au bas de la piste, il y a bien un bout de panneau en quatre langues, interdisant l'accès à tous véhicules et spécialement aux motos mais vous connaissez l'amour des italiens pour le respect des règlements... Et le soudain analphabétisme des étrangers disciplinés lorsqu'ils quittent leur Helvétie natale. ou leur Germanie si chère... On profite du capharnaüm ambiant pour s'en payer une tranche qui fasse passer les bourratives tartines ingurgitées annuellement dans la banlieue de Hambourg... Alors on dit bonjour au premier motard. Et au second aussi. Au troisième de même, même si l'on trouve que ça commence à bien faire. On lève le petit doigt pour saluer le quatrième, et à partir du cinquième, on regrette d'avoir laissé la kalachnikov sous son oreiller le matin. Dieu qu'ils sont pénibles ! D'autant qu'ils ont un moteur, et qu'une poignée de chevaux vapeur est d'une appréciable utilité sur ce terrain pourri, cyclable à condition de dépenser ses calories et des trésors d'équilibre en nabab saoudien. Et pas en comptable écossais. Passés le bourbier et la fontaine de Pra Claud, la route devient très athlétique. Voire même carrément plus cyclable du tout au-delà du lit complètement défait d'un petit ruisseau qui avait découché ce jour là et la veille aussi sûrement, à voir l'état des draps et du reste... Deux voitures allemandes s'acharnaient à le traverser sous l'œil de bigorneau illuminé d'une caméra vidéo. En soignant un peu les angles, ils pourront toujours dire avoir refait durant leurs congés la croisière jaune. Sans ennuis administratifs, qui vous gâchent toujours un passage à gué. Surtout sans eau. Mais bon, je ne vais pas leur faire de morale, parce qu'à partir de là, j'avais à la main un vélo, tas de ferraille coloriée d'une douteuse utilité sur cette chaussée ravagée par tous les cataclysmes du siècle. Même à pied c'était pas du gâteau à la crème. J'en vins même à couper au travers des éboulis piquetés d'herbes obstinées pour abréger la partie de plaisir. Et je n'avais pas fait la moitié du chemin ! |
Parce que le principal défaut du Chaberton, c'est finalement son altitude. 3131 m, c'est bien, mais c'est haut quand on part de 1200... Surtout à pied. Et à la frontière, vers les 2400 m, on soupire en se disant qu'il reste encore une heure et demie de galère. Comme si l'on touchait là une dimension inhabituelle du cyclotourisme, finalement habitué aux petites choses, vite bâclées. Quatre heures pour grimper un col, c'est déjà arrivé à tout le monde. Sauf aux vantards, mais tant pis pour eux. Mais c'était un jour de grande dérive, de jambes évanescentes, et de moral déliquescent. Alors que quatre heures dans le Chaberton, faut être en forme et pas compter les choucas à tout propos. Pour dire que si l'on se sent un peu cuit à Fenils, mieux vaut remettre la grimpette à des jours meilleurs. Encore qu'il y ait du spectacle. D'abord ce bout de route taillé dans la falaise, et qui ne tient qu'à grands renforts de poutrelles rouillées assistées de planches branlantes. Comme on y passe à pied, c'est rigolo, mais y risquerait-on une roue de vélo avec un cycliste dessus ? Bien sûr, puisque les motards envahissants passent bien. S'ils pouvaient se casser la gueule, je vous dirais franchement que ça m'arrangerait bigrement. Non seulement ils font du bruit, dérangeant les dernières marmottes du massif, mais en plus leurs chevaux sauvages brassent la piste et la rendent plus sablonneuse encore qu'une plage de La Baule. L'enfer, même à pied. Au col, à 2674 m, et encore très loin du sommet, on rejoint la colonne serrée des promeneurs du dimanche, montés par le sentier depuis Montgenèvre. C'est beaucoup plus court que par la route italienne, d'autant que l'on monte en bagnole caïman jusqu'à 2000 m. Ça épargne les flemmes ! Mais pas la hargne, car le moins que l'on puisse dire, c'est que l'ambiance belliqueuse qui fut à l'origine de la création de la route et de la batterie du sommet a fait des petits bien fielleux. Papa Mussolini peut être fier de ses rejetons spirituels. Tout au long du chemin, c'est la vraie guéguerre entre les piétons français et les hordes de motards germaniques. Les uns foncent dans le tas pour ne pas perdre une once de leur élan, les autres constellent la piste de misérables barricades de pierres entassées, destinées à barrer la route des cieux aux chevaliers teutoniques et mal élevés. Mais ça les met juste en rogne, et ne coupe que mon petit élan à moi, pauvre cyclo pris entre deux feux. Caliméro dirait : c'est trop injuste. Mais les motards aux aigles peints devaient pas regarder Caliméro dans leur jeunesse. Le plus étonnant c'est finalement de voir soudain déboucher un vélo, entre deux barbelés. On avait tellement les oreilles aux aguets pour voir si des fois un motard à peine plus fada que les autres n'allait pas nous culbuter, qu'un vélo a pu s'approcher en catimini. C'est l'occasion de converser un instant entre gens de bonne compagnie, aux préoccupations sereinement terre à terre. "En haut, y'a plus ou moins de cailloux qu'en bas ? Moins. Merci." Beaucoup moins. Surtout au sommet, où c'est plat. Et deux cents mètres de plat, après quatre heures de randonnée pédestre, ça vaut son pesant de cacahuètes. Ou de prunes pour l'occasion, car un petit groupe de vacanciers adopta sur-le-champ ce cyclo français, seul spécimen du genre entre les ruines des canons italiens. Le chauvinisme est parfois une gourmandise bien juteuse... Ou une belle connerie, si l'on veut bien s'occuper un instant de la destination première de cet ouvrage là. D'en haut, la vue est imprenable sur le Montgenèvre et Briançon. En vertu de quoi, Mussolini, involontairement assisté de quelques prisonniers politiques, fit bâtir la batterie la plus haute d'Europe. Vingt ans de travaux. Une bonne journée de tir aux artilleurs français pour transformer en cauchemar le pigeonnier des italiens. Depuis, tout tombe gentiment en ruine, et croule sous les graffiti. Point à la ligne. Et moi je m'en suis redescendu par le sentier des promeneurs, abandonnant la piste aux motards avant d'en étriper un. Une petite demi-heure suffit d'ailleurs à dévaler le chemin, en faisant virevolter le vélo comme un vulgaire ruban de danseur. Les piétons vous regardent avec des yeux de merlans pochés, et vous passez, fier comme tout, trouvant absolument normal d'avoir baladé votre vélo là-haut. Après tout, faut bien qu'il prenne un peu l'air. François RIEU C.T. ALBERTVILLE |