Il y a plus de six mois, ayant eu une petite rentrée d'argent, lassé de traîner derrière Annie non seulement dans les bosses mais aussi sur le plat, incriminant les pneus larges qui consomment une partie de l'énergie que je produis - la résistance de frottement, ça existe, proportionnelle à la surface de contact - j'ai eu des velléités d'affinement et d'allégement. - Camille, si tu as un jour un petit vélo de course d'occasion, tu me feras signe. Je disais cela un peu en l'air. Les petits cyclos de mon gabarit ne courent pas les rues ; les cadres neufs de 48 ou 50 sont déjà rares, d'occasion, ils risquent d'être introuvables ; j'avais le temps de voir venir avant de me décider. - Il y a justement un cadre que je viens de faire réémailler qui devrait vous convenir. - Vous ! - Pardon, te convenir, Bernard. Le vouvoiement de Camille à mon égard prend souvent le dessus ; je l'impressionne, c'est ainsi quoi que je fasse. La pièce rare était donc là, disponible immédiatement. J'étais pris au piège. - Eh bien, tu vas me monter un nouveau vélo. Sans rien tout léger ,tout nu. Après les vacances. Je connais mon Camille - le vélociste de ma vie... Le délai que je lui fixais il s'empresserait de le dépasser. Comme, en même temps que je prenais ma décision, j'avais une sorte de remords, cela m'arrangeait pour une fois. Une affaire de pédale mal adaptée à mon cas - j'ai quelques exigences ou contraintes - a retarder encore le moment de la livraison. Pour la forme, je sonnais les cloches à Camille. - tu mériterais que je te tire les oreilles. Tu n'es pas sérieux, quand même. Hier, Camille a téléphoné : - Votre, ton, vélo est prêt - Ah, enfin ! Enfin ? en raccrochant je n'ai pas ressenti la même fébrilité que lorsque j'ai appris la naissance de ma " Noire " , il y a quelques années déjà cette Noire que j'ai tant attendue, que j'ai chérie avant d'en prendre possession, dont j'ai vanté les qualités et que je vais délaisser pour une coursière plus fringante... Je ressens de la gêne, j'ai mauvaise conscience. Tout cela, par la faute d'Annie. Si elle n'était pas si douée, si elle ne me plantait pas là - sur les bosses je veux bien, mais sur le plat ! - je n'aurais pas songé à pallier ainsi mes faiblesses. Il est vrai que cette nouvelle acquisition soulagera ma Noire qui se verra réservée aux sorties nobles de vrai tourisme, ces randonnées au long cours avec bagages qui sont l'essence du cyclotourisme : - La bête de somme, autrement dit. - Allons, allons ma petite Noire, pas de mauvais esprit. Je te promets, la nouvelle sera pour la babiole, les mises en jambe, l'entretien autour de Metz. Pour toi, ma Noire, les choses sérieuses, les découvertes, les évasions lointaines. Suis-je convaincant ? J'ai mis du temps avant de me rendre chez Camille pour prendre possession de mon bien. Tous les prétextes étaient bons : la fin du mois et mon compte en banque au taquet inférieur - ma rentrée d'argent était loin, il y avait eu des fuites- , quelques gouttes et cette nouveauté qu'il ne fallait pas mouiller, des occupations diverses. Enfin j'ai pris la voiture pour Pont-à-Mousson. Je la regarde. Elle est vraiment nue : pas de garde-boue, pas de porte-bagages, pas de câble de frein qui remonte au dessus du guidon. C'est un vélo, cela ? Elle est squelettique : pneus de vingt-deux de large ; elle manque de forme, je vais paraître plus gros. Et cette couleur qui est entre deux eaux ! le bleu domine mais il se dégrade en blanc. Ce n'est pas avec cela que l'on peut revendiquer le titre de la " Bleue " ; peut être s'imposera-t-il à la longue mais il y aura toujours une incertitude, une arrière pensée de mal fini. De toute façon, nous n'en sommes pas à cette familiarité. Pour d'ultimes réglages, je l'enfourche et fais quelques tours de roue sur la route devant chez Camille. Elle ne va pas droit, vacille à droite, à gauche, comme ivre. Comment peut-il en aller autrement avec une telle assise, avec ces pneus fins, de véritables talons aiguille ? Je ne suis pas à l'aise, je serre les fesses. Enfin je la soulève pour l'accrocher au porte-vélo sur la voiture. Quelle facilité ! elle ne pèse pas lourd, un poids plume. |
A la maison, je la range à coté de " la Noire ", devant en fait. A peine arrivée et déjà à la première place, celle de la favorite ? Non, car je laisse s'écouler des longs jours avant de rouler sur Metz. Une brume épaisse tombe sur la Lorraine, rues et routes sont humides, grasses. Quelle imprudence ce serait de s'y lancer avec cette bicyclette qui tient à peine sur ces pneus, qui titubait sur la route sèche de Pont-à-Mousson ! Comment pourrait-elle se faufiler entre les voitures ou entre elles et le trottoir sur cette rue de XXe Corps si passagère ? Et puis toujours cette gêne qui me tenaille. Enfin, par un dimanche sec, alors que les gens jouent les prolongations dans leurs lits, je me décide. Démarrage lent, hésitant, roue avant qui bat de l'aile quand je lâche la main gauche pour changer de vitesse : nous n'allons pas aller loin tous les deux... La ville quittée, dans la campagne, la nouvelle prend de l'aplomb et moi de l'assurance. Une petite côte se présente ; le guidon reste déjà plus droit quand je change de vitesse et découvre cette merveille des merveilles : une manette indexée, une vitesse en quelque sorte présélectionnée. Camille m'a mis cela d'autorité - en matière de technique, c'est le chef. Je n'y croyais pas trop mais ce n'est pas mal du tout ce machin là ; en l'occurrence, avec cette bicyclette plus instable qu'une autre, c'est même un bien, une nécessité. Et dans cette côte et les deux autres petites qui vont suivre, ne voilà-t-il pas que l'euphorie me gagne en constatant que je monte en utilisant un pignon inhabituel, plus petit ! D'où me vient cette forme ? La finesse et la fermeté des pneus bien gonflés, pardi : la résistance due au frottement n'est pas un leurre. Annie, tu n'as qu'a bien te tenir. Alors, cette bicyclette, c'est déjà " la bleue " ? Pas encore. Ce n'est pas une première expérience, fût-elle sympathique qui suffit à lui attribuer de tels galons ; les preuves sont à confirmer. Qu'elle ne m'envoie pas les " quatre " fers en l'air et l'on verra (ai-je le droit d'écrire : quatre ?). Et puis, elle sera interdite de montagne ; en descente, coller à la route avec les gros pneus de ma Noire me met en sécurité à me rendre imprudent d'où des sensations calculées, du plaisir.... En apprenant l'entrée dans ma vie de cette nouvelle, les amis qui ont encore en tête les termes affectueux dans lesquels j'annonçais la naissance de ma Noire ont réagi au quart de tour : - Et la Noire ? C'est de la trahison ! - Oui, de la haute trahison. C'est justement le titre de la confession que j'ai commencée pour me soulager. Cà me fait mal au cœur en partant sur " La Bleue " - çà y est, le nom est lâché ! - et de laisser la Noire. Cette Bleue, c'est mon démon de midi, l'occasion de retrouver une certaine puissance, d'y croire, il faut bien que vieillesse se passe : autant que ce soit dans les illusions. C'est aussi le dernière vraie bicyclette avant le vélo d'appartement qui me guette pour les temps où je ne pourrai plus lever la jambe pour monter sur une bicyclette. Cette Bleue marque bien une transition. Avant elle, il y avait " La Bordeaux ", la randonneuse chic - elle vient du quartier de l'arc de Triomphe à Paris - de mes vingt ans que j'emprunte encore pour aller en ville à Metz, la svelte " Champagne " de l'Izoard, du Tourmalet que je retrouve avec plaisir à Antibes où elle m'attend, et surtout la sûre, la rondouillette mais la belle " Noire " des vingt jours de Thonon - Trieste, du Stelvio. Mes vingt ans, l'Izoard, - mon premier 2000 à cinquante ans passés -, Thonon - Trieste entre vallées et cimes, entre Suisse et deux Italie (s) - l'Italienne et la germanique... ; mes yeux s'embrument au défilé de toutes ces images. Avant étaient l'espoir, l'inconnu, l'émerveillement devant la haute montagne et aussi soi-même, pourquoi ne pas le dire ? Après " La Bleue ", ce sera... - Et bien, mon ami, qu'est-ce que cette sensiblerie de mauvais aloi que tu affiches pour masquer ta culpabilité. Faux jeton. Cette haute trahison me fait dérailler - Oui, c'est cela. Tu sais bien que l'avenir sera ce que tu en feras. Bernard Migaud Metz |