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L'IZOARD DIX ANS APRES

Revue N° 18 Page 46

Remonter un col une deuxième fois, une Xième fois, est banal. Je ne l'ai jamais fait : désir de voir un paysage nouveau, souci de ne pas dilapider mes forces sur un seul obstacle.

" Jamais " n'est jamais tout à fait vrai. Il y eut une exception pour le gentil Petit-Saint-Bernard qui inaugura le premier 2000 d'Annie venue en retard à la bicyclette.

Il y en eut une deuxième, plus volontaire, en cette année 1988 où je suis revenu sur le terrain de mon premier col alpin en même temps que mon premier 2000 à moi. Ce col n'est pas n'importe lequel : l'Izoard s'il vous plait.

Frappé dans ma jeunesse par l'exploit de Gino Bartali qui gagna deux fois le Tour de France à dix années d'intervalle - 1938 et 1948 -, petit à petit l'idée s'est fait jour de récidiver comme lui. En 1978, il n'en était nullement question ; j'étais alors trop estomaqué d'avoir vaincu l'Izoard ; l'idée est venu comme ça, doucement, à mesure que je progressais dans l'Art de l'escalade vélocipédique :

- Et si je retournais sur le lieu de mon initiation au plus grand mystère de la pratique du vélo, la montée au-delà de 2000 ?

Alors qu'approchait l'année 1988, la vague idée se muait en nécessité. L'Izoard m'attirait.

Pour être plus près de Lui - la majuscule mais oui, pour ce col qui est aux cieux - ma randonnée annuelle d'une semaine fut fixée entre Ardèche, Lozère et Haute-Loire, histoire de m'entraîner et d'épingler quelques cols nouveaux.

Le mardi 5 juillet au soir, je débarque donc à Briançon. Beau temp. Mais le lendemain matin, sur le coup de 5 heures, la pluie tambourine sur les volets, sur les toits. Mauvais présage. A 6 heures, elle continue : je me lève néanmoins, entrouvre un volet : un ciel tout noir. Tristesse et désolation. Annie ronchonne, encore tout imbibée de la pluie qu'elle venait de subir dans cette Ardèche censée toujours ensoleillée :

- Je ne monte pas là-haut. Tu fais ce que tu veux ; moi, je reste

Je me prépare sans grande conviction, jetant un œil à la fenêtre entre deux coups de rasoir. Ciel toujours noir. Et puis, au moment de descendre pour le petit déjeuner, avec Annie en tenue de ville puisqu'elle a définitivement abdiqué, un dernier coup d'œil sur la vallée vers le sud me permet de découvrir, d'admirer, la plus belle chose qui soit pour un cycliste : un embryon de ciel bleu entre des nuages tout noirs. Voyant ma mine contrite, Dieu, qui est aux mêmes cieux que l'Izoard, a eu pitié de moi.

Alors que nous petit-déjeunons, un œil sur ma tartine, l'autre dehors, j'observe le petit coin de ciel bleu devenir grand. Mon visage se détend. Remontés dans la chambre, je me hâte vers la fenêtre, me penche ; les nuages noirs ne sont plus qu'un maigre souvenir autour des cimes, le bleu est la couleur dominante. Miracle du temps dans les Alpes. Annie revient bien sûr sur sa décision, se change et nous partons pour " mon " Izoard.

Il y a dix ans, néophyte, j'&tuai les premiers lacets, inquiet sur l'issue de ma tentative ; ils étaient durs. Bien que j'en ai connu d'autres, je les trouve encore durs aujourd'hui ; je les respecte, inquiet par dix années de plus, prudent car je sais ce qui m'attend. Le profil est imprimé dans ma tête de façon indélébile : une pente immédiate coriace donc, une pente plus raisonnable ensuite, une descente même jusqu'à Cervières et à nouveau une pente qui va croissant depuis le hameau du Laus, à travers la forêt, jusqu'au sommet dénudé. Je me freine, je freine Annie qui suit mes conseils mais le regrette vite ; à Cervières, elle décide alors de vivre sa vie, seule, et s'envole sans même me dire adieu.

Alors que je monte, les deux époques se mèlent : 1978, 1988. Je me rappelle mes sensations d'il y a dix ans. Quelle était merveilleuse cette découverte de la haute montagne et de mes possibilités à bicyclette que j'ignorais. Ce n'est pas mal aujourd'hui de les avoir conservées, d'aimer encore la haute montagne pour y souffrir sans (trop) rechigner - il y a un passage particulièrement coriace dans la forêt de l'Izoard - de m'extasier toujours, en un mot d'être encore heureux sur ma bicyclette.
A part le hameau du Laus qui m'avait paru mort et qui vivrait davantage aujourd'hui - un hôtel : existait-il en 1978 et ne l'aurais-je pas vu, obnubilé, tendu que j'étais, les yeux rivés sur la route ? -, à part le café hôtel de Cervières sur la gauche où j'avais consommé - tout en jaugeant la pente qui s'amorçait - et qui est maintenant fermé, à part cela, les choses ont pourtant changé.

Le soir de cette journée mémorable de 1978, regardant dans la glace mon visage fatigué, les traits tirés, j'avais découvert un cheveu blanc, mon premier : aujourd'hui, les tempes grisonnent légèrement par temps de beau soleil, lorsque les cheveux sortent de la séance de shampouinage.

La bicyclette n'est plus la même, hier La Champagne, aujourd'hui la Noire plus trapue, qui colle davantage à la route.

Les développements ont diminué, singulièrement. Longtemps, au cours de cette deuxième ascension, j'ai gardé le gros pignon en réserve pour me situer dans les conditions d'antan - j'avais écrit " d'avant " sur le brouillon et c'est " d'antan " qui vient de venir à la frappe : dix ans, c'est loin effectivement ; enfin, quelques lacets de la forêt ont remis sévèrement les pendules à l'heure : aujourd'hui, je dois enrouler plus petit.

J'avais peu d'entraînement, j'en ai davantage. Ca sert et ça compense

Surtout, Annie m'accompagne. Mais ne suis-je pas toujours seul ? Annie m'attendait à la maison, elle m'attend maintenant en haut des cols ; ce n'est que le lieu d'attente qui a changé.

Malgré ou à cause de tout cela, cette montée est une belle, très belle, montée. Le col de l'Izoard est le plus beau col qui soit. Pour moi, c'est indiscutable. Il fut le vrai " premier ". Puisse-t-il être le dernier.

Autre permanence en dehors de ma solitude : les gardiens du refuge Napoléon. En 1978, je ne m'y étais pas arrêté, de peur de ne plus pouvoir en repartir, mais ils m'avaient envoyé quelques cartes postales du col que, dans mon récit de l'époque, je regrettais de ne pas avoir suffisamment photographié - la hantise du redémarrage -. Père, mère et fille se souviennent, je m'en rends compte alors que je me fais dorer au soleil, au refuge, devant une tarte au myrtilles.

En 1978, j'avais fait une boucle complète, redescendant par Guillestre ; mais je conserve un souvenir amer de la bosse de l'Argentière-la-Bessée, au lieu-dit " Le Belvédère du Pelvoux' ; en 1988, plus comptable de mes forces, jugeant avoir passé l'âge d'une telle performance, je n'ai fait que l'aller et retour depuis Briançon.

Quittant le refuge pour une descente que je vais déguster je lance au gardien :

- dans dix ans !

1998 ! N'est-ce pas loin pour quelqu'un qui commence à avoir de la bouteille, dont les forces ont déjà décliné ? Pour avoir de meilleures chances de ne pas faire mentir le proverbe " Jamais deux sans trois ", c'est plutôt en 1993 qu'il me faudra retourner sur les lieux de mes... exploits (?) et en tout cas d'une espèce de " premières amours ".

A bientôt donc, mon ami l'Izoard.

Bernard Migaud

Metz


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