Quand vous remontez la vallée de l'Isère, le massif du Vercors ressemble à un nid d'aigle. Il faut gravir ses abruptes parois pour découvrir les hautes vallées verdoyantes qu'il renferme. De l'intérieur, la montagne forme de gigantesques cours féodales que ceinturent de puissants remparts. A Autrans, la montagne partout vous entoure. Elle profile en un large cercle ses crêtes de forêts que ponctuent des sommets noirs pareils aux donjons des forteresses titanesques. Quoi de plus tentant, dès lors, pour des cyclotouristes que de parcourir ce chemin de ronde où s'égrènent cols, pas et brèches ? Tout l'hiver durant, nous avions étudié les cartes et les guides et nous projetions de faire ce tour dans la journée avec des VTT. D'ailleurs, le GR9 suivant l'essentiel du parcours ; pour le reste, pistes de ski de fond, sentiers et routes complétaient l'itinéraire. Ce matin-là, proche de la mi-mai, l'air était frais et humide, d'autant qu'il avait beaucoup plu la veille. Nous montions le col de la Croix Perrin qui ouvre le passage vers Lans-en-Vercors. Nos roues produisaient un bruissement régulier sur l'asphalte gorgé d'eau. Nous étions deux amis à concrétiser une escapade pour nous seuls depuis longtemps attendue. L'air nous était léger comme lorsqu'on prend conscience de partager un moment privilégié. Ce sentiment de rareté était renforcé par la solitude de la route à cette saison. Cependant, dans la montée, une petite carrière avec un gros concasseur travaillait déjà ; l'homme aux commandes n'était plus qu'une vague silhouette dans le nuage de poussière qui l'absorbait. Peu après le col nous quittions le bitume pour atteindre, par une route en cendrée, les cols de la Croix Servagnet et de la Croix Chabaud. Le soleil avait percé la brume et nous léchait par intermittence à travers la voûte des bois ; la terre s'éveillait et une doucereuse odeur d'herbes mouillées nous enveloppait. De retour à la Croix Perrin, nous abordions l'objet de notre sortie. Le chemin creux, raviné et sombre semblait vouloir nous engloutir ; les arbres d'un vert profond se couchaient sur nous pour nous toucher de leurs doigts. Bien vite, les pierres et les branches mortes autant que la rudesse de la pente nous obligeaient à poursuivre à pied. Le chemin n'était plus que le lit d'un torrent qu'un temps d'orage nous aurait interdit. Souvent ses parois nous contraignaient à rester au plus profond de la ravine encombrée de débris. Nos exercices d'équilibristes sur le vélo ne se prolongeaient pas au-delà de quelques dizaines de mètres. Enfin nous atteignions la crête que parcourait un beau chemin. La flore était luxuriante et variée. Par endroits, des plate formes de craie blanche nous offraient le panorama de la vallée. Celle-ci s'inscrivait en vert tendre entre les noirs sapins des montagnes. Nous repartions. Tantôt notre nouveau chemin grimpait à découvert sur un sol crayeux planté d'aubépines, tantôt il serpentait obscurément caché sous les sapins pleurant la rosée et nous nous enfoncions mollement dans un humus spongieux. Nous percevions soudain une âcre odeur de feu mouillé ; des bûcherons avaient travaillé dans la coupe que nous traversions bientôt. Nous montions toujours ; à notre gauche s'offrait la profondeur des forêts, à droite s'ouvrait l'escarpement de plus en plus abrupte. De grosses pierres blanches brillaient au soleil mais hélas, la brume montait et limitait l'horizon. Au pas de Bellecombe, dans la clairière que forme le col, ce fut un enchantement. Notre chemin croisait celui descendant sur Autrans, le soleil caressait l'herbe rase et le semis de rochers et de sapins qui dansaient dans les derniers lambeaux de brume. Au-delà du pas de l'Ours, des randonneurs observaient des parachutes ascensionnels ; plus loin encore, au col de la Molière, où aboutit la route goudronnée, nous retrouvions des voitures mais nous filions à travers une vaste prairie pour rejoindre le sentier large mais pierreux et chaotique. La végétation cédait au rocher ; partout des pierres, la montagne à vif ; seule une légère dépression distinguait le chemin du paysage. De temps en temps une crevasse s'ouvrait que nous franchissions à pied. Soudain une trouée large et saignante, une cicatrice de terre brune et de pierres concassées coupait la forêt en deux et descendait vers la vallée ; des spectres de fer encombraient le sommet ; voici le prix payé par la montagne aux vacanciers de l'hiver, aux écologistes d'une semaine qui ne connaissent de la montagne que le ski en remonte-pente. Pareillement je me souviens du col d'Allos envahi de fils et de pylônes. Il paraît que toutes ces horreurs disparaissent sous la neige ? Nous retrouvions notre GR un peu plus loin, dans la pierraille. La végétation herbacée redevenait dense ; de grandes salades envahissaient le chemin réduit à une sente étroite. Nous touchions la Sure à 1643m d'altitude. Comme les anciens, nous croyions avoir atteint l'extrémité de la terre. Le Vercors finissait là... au-delà s'ouvrait l'abîme. Les nuages avaient complètement abandonné la vallée, découvrant une vue impressionnante au-dessus de la paroi à pic, vertigineuse. Tout en bas nous découvrions l'Isère, la nationale et l'autoroute ; vers l'est s'étalait Grenoble et derrière, la chaîne enneigée de Belledonne. |
Nous repartions, mais rapidement nous étions contraints à des portages. De nombreux arbres barraient le chemin et de plus en plus souvent nous devions escalader des passages escarpés. Heureusement, à notre droite le paysage ne perdait rien de sa grandeur. Bientôt nous découvrions la route du Mortier qui perçait la muraille et passait le col en tunnel à quelques cent mètres à la verticale en dessous de nous. Nous arrivions au vrai col, dans les rochers et les arbrisseaux, ahanant sous nos vélos ; nos destriers déchus n'étaient plus que d'encombrants objets ; de temps en temps nous les abandonnions pour reconnaître un passage praticable. Le portage n'est pas pour nous plaire ; parfois, en montagne, il faut bien s'y résoudre pour franchir un obstacle ou rejoindre une autre piste, mais ce n'est qu'un éphémère pis-aller. Ce jour-là, pourtant, nous nous étions obstinés pour atteindre ce col dans l'espérance d'une piste meilleure ; à ce point, il ne nous tentait plus de faire demi-tour pour affronter de nouveau les mêmes obstacles. Il était tôt encore en ce début d'après-midi et nos forces n'étaient pas entamées. Le chemin de la descente était fantomatique ; nos descentes sur les vélos étaient acrobatiques mais nos ascensions allaient devenir laborieuses. Le chemin, fidèle à l'arête du Vercors, suivait tous ses sommets et toutes ses dépressions. Auparavant, nous passions les obstacles sans sourciller ; tôt descendus du vélo, celui-ci était jeté promptement sur l'épaule et quelques enjambées avaient raison du rocher. Bientôt les passages se faisaient plus lents, plus hésitants, plus patauds, plus réfléchis et économes de mouvements et de remises en selle. Nous atteignions la Grande Brèche, l'occasion de se reposer un peu et de prendre quelques photos. La végétation changeait ; insensiblement nous avions fait face à l'ouest ; les clairières étaient plus luxuriantes ; des herbes dures, semblables à des joncs, nous fouettaient les jambes ; le chemin redevenait plus humide et plus marqué. Avec plus d'allant nous avions passé le Pas de la Clé et le Pas Brochier. Le Signal de Nave, pourtant, vit le paroxysme de notre lassitude. Nous étions fatigués de l'effort et surtout de ne pouvoir rouler durablement sans mettre pied à terre. Didier était le plus opiniâtre ; plus expérimenté et plus entraîné, il était passé bien des fois plus vite que moi. Ici je peinais à le suivre. Soudain le chemin s'élargissait; l'exploitation du ski de fond recommençait là ; la piste était roulante, bien qu'encombrée de pierres, et nous retrouvions l'enthousiasme. Quelque temps plus tard, nous entamions la montée du Pas de Pierre Taillée. Hélas, à quelques centaines de mètre du but, nous nous heurtions à de vastes éboulis. Désireux de rester des cyclotouristes, nous ne nous livrions pas à de nouvelles escalades. Le Pas de Mont brand, lui, était d'accès beaucoup plus facile et restera le douzième et dernier col de cette journée. Dans la descente nous nous perdions dans l'enchevêtrement des chemins crées par l'exploitation forestière. Sur cette terre détrempée où l'eau ruisselait, nous glissions dangereusement sans que nos freins ne nous ralentissent beaucoup. Arrivés en bas, couverts de boue, nous contemplions ce vaste cirque de montagnes dont nous avions fait le tour. La chasse aux cols nous avait entraînés dans une superbe randonnée, mais la difficulté du parcours nous avait privés toutefois d'une partie du plaisir d'être en montagne. Nous n'avons pas pu goûter avec autant de présence le dernier tiers du voyage. Quelques jours plus tard nous avons franchi avec nos randonneuses 17 cols dans la journée, par des routes goudronnées ou non ; sans fatigue excessive nous avions découvert des sites superbes tels ceux du col de la Machine ou du Rousset ; nous avons fait une de ces grandes sorties que j'apprécie, où jamais nous n'avons été contraints de mettre pied à terre. Pourtant, ce n'est pas cette dernière journée que je vous ai racontée ; avec le temps, la première a laissé plus de traces dans ma mémoire. En dépit des moments difficiles, mon souvenir me porte avec plus de plaisir vers le sentier muletier ; le sentiment d'avoir vécu quelque chose d'exceptionnel demeure. Gilles BODIN Cyclo-Touristes Parisiens |