Celui-là, ça fait un bon moment que je me suis promis de lui faire sa fête. De l'accrocher à mon palmarès, quoi ! Histoire de rajouter une ligne sur la liste que j'envoie chaque année. Oui, bien sûr, mais pas seulement ça. Ce col, il me trotte dans la tête depuis des années. Il a un nom tout bête que d'aucuns jugeraient sans intérêt et que tous les autres ont déjà oublié. Mais pour moi, il a une saveur particulière, il me fait rêver. Dans mon imagination, je le vois, je m'y vois, je le sens. Dans ce col, le grand Merckx a connu un sérieux coup de bambou. A plat ventre qu'il était ! Quelques années plus tard, Hinault, notre blaireau national, a fait exploser le peloton en menant un train d'enfer sur le 52x16 ! Personne n'a pu le suivre et à l'arrivée, l'écart était énorme. Ces souvenirs lus et relus dans le journal me défilent dans la tête pendant que je compulse les cartes, les guides, les profils. Et maintenant il ne tient qu'à moi d'en faire tout autant. Je connais à l'avance toutes les difficultés du versant sud, le plus pentu. Là, je mettrai petit, puis après le carrefour, je pourrai tirer deux dents de mieux et on verra alors qui est le plus fort. Bon, il faut y aller maintenant. Hier soir, j'ai nettoyé mon vélo, même les rayons, un par un. J'ai huilé la chaîne, les dérailleurs, gonflé les pneus à 7 kg. Tout est OK. Le soleil se lève à peine derrière la chaîne des montagnes, le ciel est limpide, le spectacle magnifique. Dix, douze bornes pour s'échauffer dans la vallée et là, après l'église du village, on tourne à droite et à moi les 18 km d'ascension. Bobet, Robic, Poulidor, Van Impe, Vietto et Gaul n'ont qu'à bien se tenir. Ils vont voir ce que c'est que grimper facile. Je suis bien. Le compteur électronique m'indique que je suis dans l'allure - 13 de moyenne - c'est bon. L'air est frais, l'eau du bidon parfumée à la menthe m'humecte le gosier, le souffle est bon. Ca y est, la première épingle à cheveux. Nom de nom, quel mur ! Ils annoncent 8% dans le guide. Ce n'est pas possible. Il y a au moins 15% ! Planté, en équilibre, zigzaguant, je change de braquet. Ca craque de partout, mais ça passe. Un peu plus haut, le souffle court, je regarde le compteur 8 km/h. Eh bien, le grimpeur ailé, ce sera pour une autre fois ! Enfin, ça va un peu mieux. Je grimpe en appréciant le magnifique point de vue sur la vallée. Le soleil commence à taper un peu plus fort. Bien entendu, je suis en sueur et les mouches rappliquent. Impossible de les lâcher, ces garces. Elles montent bien mieux que moi. Question de poids, sans doute. Et elles piquent ! Si je les chasse de la main, je fais des écarts qui me déséquilibrent. |
J'aperçois une borne. Je vais pouvoir savoir où j'en suis dans mon ascension. D'après le compteur, il devrait rester 3 km soit une vingtaine de minutes d'effort. J'arrive sur la borne. Elle est du côté gauche; je roule à gauche, regarde bien. Il est inscrit : le Col, 3,8 km. Mais d'où sortent ces 800 mètres ? Ils n'y étaient pas avant ! C'est de la triche ! On ne peut faire confiance à personne, même pas au service public, en l'occurrence les Ponts et Chaussées. J'ai dû mal voir derrière mes lunettes embuées de sueur. C'est 2,8 km qu'il y avait sur cette borne. On verra sur la prochaine. Le coup de pédale devient meilleur ou est-ce la pente qui faiblit ? Mais où est-elle cette borne ? J'ai dû la manquer. Zut et rezut. Enfin, on ne va pas faire un fromage pour quelques centaines de mètres. Ah, j'aperçois la suivante. Cette fois je tiens le bon bout. Soudain, j'entends un souffle derrière moi. Un coup d'œil au rétroviseur fixé sur le guidon m'apprend qu'il s'agit d'un coureur à pied qui grimpe le col à toute allure. A peine le temps de tourner la tête, il est déjà à ma hauteur. "Salut ! Salut !" et en quelques foulées il me prend 10 mètres puis 20. Bientôt, il disparaît derrière les sapins qui bordent la route. Ca me fait rudement gamberger de voir ce gars me passer aussi facilement. Je pensais que le vélo était un engin formidable qui donnait des ailes au bipède qu'est le piéton. Je crois qu'il va falloir revoir toutes mes conceptions sur la bicyclette. Ces pensées font que j'en ai oublié mon obsession des kilomètres et sans m'en rendre vraiment compte, me voici au sommet. La pente s'adoucit sensiblement et un dernier coup de pédales m'amène au pied de la pancarte. Ca y est, j'ai grimpé ce fameux col de mes rêves d'enfant. Je vais pouvoir le noter sur mes tablettes. Mais mon envolée légendaire qui devait rester gravée dans l'Histoire comme un exploit digne des plus grands, s'est terminée fort modestement : largué par un piéton ! Au fond, qu'importe. J'ai accompli un rêve. Certes pas de la manière escomptée, mais c'est bien ce qui fait la différence entre rêve et réalité. Sinon où serait le rêve ? C'est en retournant ces pensées dans tous les sens, que je me lance dans la descente. Et là, le coureur à pied, il peut toujours s'accrocher ! J. M. BOUILLEROT de BERGERAC. N° 1311 |