Certains cols impressionnent par leurs pourcentages élevés et par la somme des efforts qu'il faudra fournir, ou bien encore par le nombre des récits qui y ont été consacrés. D'autres s'imposent simplement par la beauté du site, voire parfois par leur histoire au fil des siècles, comme un certain Petit Saint Bernard. Il y a maintenant une douzaine d'années, je découvrais les Alpes et ses cols en commençant par un des plus délaissés et des plus boudés. Le nez collé aux vitres de la "Deuche" familiale, les lacets de la N90 m'offraient une vue sans cesse renouvelée sur la cuvette de Saint Maurice, le Val d'Isère, le Roc de Belleface, avant de découvrir le Mont Blanc dans son écrin de roches et de glaciers. Pour cette première ascension d'un col alpin je rageais d'avoir laissé la randonneuse à la maison; à quatre dans la "Deuche" la place était malheureusement comptée! Les mains dans les poches, les yeux rivés sur le Mont Pourri, je me jurais de repasser par là un jour... sur une bicyclette. L'impatience et la frustration étaient à leur comble quand je donnai un violent coup de pied dans un caillou qui traînait sur la route... Mai 1992 : je viens d'achever la lecture d'un article de P BONHEME consacré à "l'histoire d'un col longtemps oublié". Chaque photographie, chaque ligne me ramène treize années en arrière ; je rêve alors, penché avec nostalgie sur les cartes IGN du secteur et sur le magazine, je revois les lacets, les alpages avec ses troupeaux de Tannes, le jardin de la Chanoussia... Ma décision est prise : le Petit Saint Bernard me servira d'entraînement, avant d'affronter d'autres 2000. Août 1992 : à Bourg-Saint-Maurice, de grosses flaques témoignent encore de la violence des pluies qui se sont abattues sur la région la veille. Une brume importante a envahi la vallée et y semble confortablement installée. L'ascension du Petit Saint Bernard peut alors commencer. La température très douce ce matin contribue à rendre encore moins pénible les premiers kilomètres de montée. Plus je me rapproche de la Rosière et plus la brume se dissipe, cédant la place à des nuages bas déchirés ici et là par des sommets à plus de 2000. Le soleil fait même son apparition. Au cours d'une halte à la Rosière, je sors la carte de route et je commence à repenser à cet article, et surtout aux photographies qui l'illustraient: ou je poursuis bêtement sur la N90, ou je tourne pour emprunter un sentier qui rejoint un ancien fort d'où je redescendrai vers le Petit Saint Bernard. Tout m'incite à tourner: le chemin sur la carte a l'air praticable, mon "Free Bike" a été construit pour associer dans une même randonnée asphalte et cailloux, les Ténors qui m'ont initié aux "100 cols" m'encourageraient dans cette entreprise... et puis quelque chose m'attire là-haut. |
Je tourne et j'adopte un rythme très modeste (28 x 28); je laisse rapidement les derniers randonneurs pédestres et un terrain de golf derrière moi. Je quitte le XXè siècle. Le paysage est fabuleux et bientôt le silence s'impose. L'herbe jaunit, les cailloux et les roches se font de plus en plus nombreux. Grisé par l'altitude et par l'atmosphère étrange qui baigne les lieux, je porte le vélo jusqu'au sommet du Roc noir à 2337 mètres m'attendant à rencontrer quelques légionnaires romains, à moins que ce ne soient des vieux montagnards du Vè siècle avant J.C., ou bien encore une colonne de soldats italiens, allemands ou français. De là-haut la vue est vertigineuse et imprenable et permet de mieux comprendre l'importance stratégique de cette crête et du col en bas. Des sifflements montent d'un endroit où des bâtisses ont été rasées. Je redescends en trombe: ce n'étaient que quelques marmottes, dérangées sans doute par mon intrusion. Je remonte sur le vélo et je franchis facilement le col des Embrasures (73.191/2305 m) avant de stopper net. Surgissant des nuages, la Redoute Ruinée se dresse au bout du chemin, comme je l'avais rêvé au mois de mai. Le vent chasse les derniers nuages de la matinée. Je franchis l'accès à la forteresse en roue libre pour y découvrir un spectacle des plus fabuleux : la minuscule N90, les bâtiments du col du Petit Saint Bernard, de nombreux petits lacs comme autant de morceaux de ciel accrochés aux alpages et le Mont Blanc dans toute sa splendeur. Je me restaure en visitant les lieux qui ne sont plus que désolation: la Redoute Ruinée est criblée de balles et de trous d'obus. Encore impressionné par cet endroit mystérieux, je rejoins une piste de ski au col de la Traversette (73.211/2383m). La descente sur cette piste mal damée (!) s'avère laborieuse mais je retrouve un sentier très roulant assez rapidement pour rejoindre le N90 en aval du monument des Quatre Vents. Des randonneurs sont surpris de me voir là et se demandent probablement d'où je sors, comme sur certaines planches de J. Faizant ! Le coeur un peu serré, je franchis le Petit Saint Bernard quelques hectomètres plus loin. J'ai tenu ma promesse et qui plus est je me suis bien gardé de monter ce col perpétuellement coincé entre deux pots d'échappement, en effectuant un bel aller-retour sur cette N90. Le rêve est devenu réalité; sur la route il y avait un caillou. Je l'ai ramassé. Dans la descente, face au Mont Pourri je l'ai déposé aux pieds d'un jeune garçon qui me regardait les mains dans les poches... (1) Saint Bernard pour les siècles des siècles Philippe BONHEME - in ALPES MAGAZINE n0 15 (1992) pp 54. Eric LASTENNET N°3191 Lyon (Rhône) |