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De Suze-le-Château au Ventoux Point de vue d'un "100 cols"

Revue N° 22 Page 38

L'esprit 100 cols :
Une clarification d'abord : un adhérent de la confrérie des 100 cols n'est pas nécessairement un grimpeur ailé ni même un obsessionnel pathologique, braqué sur le nombre de cols qu'il va pouvoir inscrire sur ses tablettes au soir d'une randonnée. C'est avant tout un cycliste qui se plaît en montagne et qui aime y pédaler longtemps.

Il n'apprécie pas vraiment les courses de côtes ou les successions de bosses avalées à grand développement, le dimanche matin. Il fait ça, comme tout le monde, faute de mieux et pour se préparer à ce qu'il aime.

Ce dont il a besoin, c'est d'un col ou, de préférence, de plusieurs cols, consistants, tranquilles, lui permettant de reconnaître les zones de végétations successives avec leur accompagnement humain, animalier, floral, d'admirer en béotien la couleur et la structure des roches, quitte à approfondir le soir ses connaissances.

Son plaisir est de suivre une rivière le matin et d'y côtoyer quelques pêcheurs de truites, d'examiner fugitivement fermes et hameaux de montagne, d'être bercé par les cris des corbeaux et par celui des cloches accrochées au cou des bêtes, de goûter à ses premières gouttes de sueur au soleil levant, de traverser la forêt, de surprendre au passage l'écureuil ou le lapin, la biche, le faisan, le renard ou le sanglier, d'atteindre les alpages à herbe rase, de voir des troupeaux en liberté, de s'approcher du ciel et des autres sommets, de se désaltérer à loisir tout en faisant honneur à un bon et vrai sandwich, de s'engager dans les lacets de la descente, de retrouver l'à-pic d'un canyon ou l'ombre d'une gorge, avant le village au croisement des vallées.

Ce n'est pas un pur contemplatif : s'il sort avec un camarade, il se satisfait aussi bien d'être accompagné, que de distancer et il imagine parfois dans ce but une tactique en fonction du partenaire, mais il accepte d'arriver derrière et parfois s'attarde, pris par le décor. L'essentiel pour lui est d'avoir géré au mieux ses forces et joui de ses efforts.

La Vélocio comme défi
Cet état d'esprit retentit sur ses capacités d'adaptation à la vie d'un club ; il se situe entre les promeneurs et les rouleurs. Il aime la chaleur et les voix du peloton les jours de givre, de pluie et de vent glacé; il participe aux constatations, anecdotes, plaisanteries et silences, mais quand les journées s'allongent, il regarde vers la montagne, comme la chèvre attachée à son piquet.

Voilà qu'il se laisse entraîner dans une randonnée qu'à priori il déteste : la Vélocio : s'imposer un entraînement excessif pour la saison, pédaler sans visibilité, vingt-quatre heures durant, sans véritable repos, subir les pires conditions climatiques... Avec ses copains d'escalade, pourquoi pas? En fait, la préparation n'a pas manqué d'attraits. Le groupe a négligé les parcours officiels. Il a choisi ses tracés en fonction de ses goûts : des petites routes de cols Audois ou Commingeois, bordées de neige fraîche, aux virages partiellement verglacés; un raid jusqu'à la mer, à travers les Corbières dépeuplées. Lors d'une sortie de 6 heures à midi, il est resté dans la brume, sauf un instant sur une ligne de crête d'où il a aperçu l'astre énigmatique. Une autre fois, les heures de la nuit ont passé au clair d'une pleine lune, autorisant un babil inhabituel. La pluie a été rare mais le vent a durci certains retours, imposant des relais comme dans un "contre-la-montre" par équipes. Nous avions décidé de ne pas dépasser 250 km dans les sorties de préparation afin d'être surpris par la distance, le jour J. Nous redoutions qu'autrement l'ennui de la répétition ne s'ajoute à celui de la monotonie de l'exercice : s'obliger à garder le même rythme économique pendant vingt-quatre heures !

Nous sommes partis, juste avant 16 heures, avec un vent arrière qui fit merveille: un petit vent d'ouest au lieu de l'Autan de nos prévisions. Nous avions plus d'une heure d'avance à l'entrée de Mazamet: pour rien, car la halte était prévue pour 20 heures. Deux d'entre nous attendirent, sous une pluie qui devenait dense, l'Espace qui convoyait nos repas. Ils virent passer, roue dans roue, la tête dans le guidon, cinq cyclistes oranges.

" Fléchards ? " interrogea l'un d'eux à la volée. Ils allaient si vite que nous n'avions pas eu le temps de répondre. Les autres avaient réservé le kiosque du parc. Jambon. Salade de riz composée avec anchois, olives, thon. Roquefort. Tarte aux pommes "maison". Fruits frais. Eau plate. Les voix résonnaient comme des instruments d'orphéon. Après avoir embrassé tendrement l'accompagnatrice, qui s'en retournait à Toulouse, et ceints les baudriers, c'était le vrai départ de la Vélocio : pour la première fois, nous allions rencontrer la nuit et la traverser.

A Olivier, le grenoblois qui demande où est la Montagne Noire, nous avons montré une masse sombre. Nous sommes montés, descendus, sous une bruine tiède. Nous avons passé le col de la Felline, sans savoir où il était. A Saint-Pons, nous avons bu nos premiers Perrier-Menthe dans l'unique bar tenu par des jeunes Beurs décontractés. Un grand écran de télé débitait des images que personne regardait. Nous avons choisi nos platanes pour pisser et nous avons repris la route noire coupée par nos pinceaux lumineux. Celui de Jean était particulièrement acéré, comme pour déceler les pièces de monnaie abandonnées. celui de Jean-Louis était moins intense mais plus ample: il éclairait pour le groupe. J'ai cru bien faire en me dotant d'un double éclairage que je fais jouer alternativement. Hélas je ne vois que d'un oeil. L'autre faiblit et joue les utilités. Si bien que je finis par éteindre le bon quand je me cale entre un feu arrière et une roue avant: la sensation de la nuit n'en n'est que plus forte.

Il est près de minuit, quand nous atteignons Bédarieux. Nos palais sont à sec. Pour prévenir la déception nous convenons qu'il est impossible de trouver un bistrot ouvert quand nous sommes interpellés, à travers une vitre éclairée, par les cris de gros insectes orangés : la fine équipe de Mazamet n'en finit pas d'achever son repas. Elle fait le spectacle. L'oeil allumé, deux des compères chantent à tue-tête. La table est couverte de bouteilles vides. Le patron, au foie petit et raviné nous livre généreusement ce qui reste de pizza et de tarte aux pommes. Nous nous offrons un thé puis une tournée de Perrier-Menthe, à moins que ce ne soit le contraire. J'accompagne le choeur en tapant la mesure sur un vieux frigidaire. Il y avait longtemps que je n'avais vu des gens d'aussi bonne humeur. Il y a là un sexagénaire, à moins que ce ne soit un septuagénaire bien conservé, qui parait au bord de l'extase. Nous abandonnons nos compagnons alors que l'hôte se bat avec son percolateur.
Cet épisode et l'arrêt de la pluie ont compromis notre cohésion. Chacun part dans la nuit selon son inspiration et les petites lumières s'espacent. Regroupement. Nous faisons la Vélocio, que diable ! Tard dans la nuit, après que Jean-Louis nous ait entraîné dans une descente rapide et un sillage unique, le long de la ligne blanche séparant la route, nous achevons une pause, abrités dans une station-service de Clermont l'Hérault, quand nous voyons débarquer, le regard clair et décidé, les joyeux turlurons. L'un d'eux part mettre une carte de contrôle dans une boite aux lettres. Nous avions décidé au départ que nous nous passerions de cette corvée, ne tenant pas à la médaille. L'un d'eux nous confie que c'est la seizième fois qu'il pratique ce périple. Un autre nous indique qu'ils font halte chaque année chez leur ami de Bédarieux, en se disant que c'est probablement la dernière fois qu'ils le verront. Il est jeune, pourtant.

Nous reprenons la route ensemble mais des ennuis de phare nous séparent. C'est alors que Jean-Louis, l'enfant du pays se trompe de route. Nous le suivons avec confiance jusqu'à ce qu'un panneau sème le doute: nous sommes vraiment près de Montpellier. Nous éclairons nos cartes. Pas de problème: nous allons retrouver notre route par un raccourci. Je crois distinguer un double chevron : aucune importance. Et nous voilà pédalant, dans la nuit noire, sur une petite route de rien du tout, avec une pente à 8% au moins, et des virages en épingle à cheveux. Jean-Louis semble connaître la route par coeur ; il fonce. Les autres aussi d'ailleurs. Je commence à trouver l'excursion saumâtre. Les odeurs me font imaginer la garrigue et regretter le paysage invisible. Une seule idée me réconforte ; je pense aux autres qui doivent rouler à fond et en vain à notre poursuite sur la belle départementale. Nous finissons par retrouver un revêtement et des bandes de signalisation confortables. La fatigue arrive avec l'aube. François métronome infatigable, crève pour la première fois. Pendant qu'il répare, je pose ma tête contre un arbre et j'ai brusquement envie de dormir debout.

Nous repartons jusqu'à Saint-Hipolyte-du Fort où nous sommes attendus dans une auberge. Je n'ai pas faim. Je sais que c'est mauvais signe. Aussi, je me force. J'imagine ma figure grise. Je repars, un peu requinqué. Je trouve le paysage quelconque. Il y a beaucoup de voitures qui circulent. Je me demande bien pourquoi. Nous avons droit à une ligne droite qui n'en finit pas. Je trouve que mes compères roulent vite mais d'un côté je les comprends car c'est moche. Heureusement, Jean a l'idée de me parler politique. Voilà un sujet à partir duquel je peux livrer des opinions définitives et me venger immédiatement de cette bête ligne droite interminable. Quand je pense qu'on dit que les politiques ne servent à rien ! Tiens, voilà que ça remonte; ça remonte même fort dans un village.

A présent voici une vraie côte. J'ai mis le troisième plateau. Ça mouline pas trop mal. J'insiste. Olivier qui ramait un peu retrouve aussi une nouvelle jeunesse : le relief lui rappelle le pays sans doute. Nous avons récupéré nos vieux réflexes de randonnées estivales pour basculer en tête dans la descente sur Pont-Saint-Esprit. Au passage, des centaines de cerisiers en fleurs, sans la moindre feuille verte pour gâcher leur blancheur. Après une longue attente, car François, attendu par Jean, a de nouveau crevé, nous recueillons les dernières images : le pont ancien et la vue sur le Rhône, les ceps de vigne noueux et nets, prêts pour un tableau, le château de Suze doré sous le soleil, et les cyclistes qui se croisent en pelotons inégaux.

Avant de nous offrir la dernière montée vers le Château nous croisons l'équipe de Saint-Orens, avec notamment André et François, "Junior" pour parler comme le papa d'lndiana Jones, deux fidèles de Thonon-Nice et de nos trans-pyrénéennes. Malheureusement, ils feront défaut avec François, Jean-Louis et l'autre André pour les cols du Cantal, les puys et volcans d'Auvergne et le pays des Copains... en juillet prochain: sciatique paralysante opérée en urgence, paternité, promotion au statut de grand-père, contexte économique.

Les à-côtés du Ventoux
Un mois plus tard, j'ai rejoint d'autres participants à Thonon-Nice, à Rasteau, près de Vaison-la-Romaine, ville qui porte encore les marques de la crue de l'Ouvèze de 1992. J'ai fait route avec Jean-Louis ce qui m'a permis de vérifier qu'on discutait mieux en voiture. L'objectif des organisateurs, des copains de la Fédération gymnique du travail, était d'escalader par les trois côtés le Ventoux. Pédalant pour la première fois dans cette fourmilière de cols, j'ai choisi de me dissocier du groupe pour une boucle solitaire de 150 km qui me livrait depuis Entrechaux : le col d'Os, un cul-de-sac peu captivant, le col d'Ey, un gentil col sans trop de caractère, puis les champs de lavande en grosses boules vertes, les champs d'abricotiers dont les feuilles du dessus sont oranges et les feuilles du dessous vertes, le col de Peyruergue civilisé mais désert, le col de la Chapelle où je m'autorise une halte que met à profit un couple de sexagénaires hollandais pour me doubler, sans espoir de retour, avant le sommet du col de Perty. Au bas de celui-ci, je remplis mes bidons chez monsieur Maigre, un hôtelier corpulent et bienveillant, ami des cyclos si on en croit l'effigie de la FFCT fixée à son mur. Le col Saint-Jean me fait réellement souffrir car le soleil est vertical. Le col de Macuègne me rappelle vaguement le Chioula par Prades. Une superbe descente lui fait suite. Je termine par deux petits cols, jolis et guillerets: le col des Aires et le col de Fontaube pour finir par le pas des Voltigeurs. Je retrouve mes compères au bord d'une piscine.

Le lendemain, j'ai fait le Ventoux par Malaucène. Je l'ai trouvé superbe, à tous points de vue, même si mes jambes étaient lourdes des efforts de la veille et du faux rythme inculqué par la Vélocio. Je reviendrai pour lui mais aussi pour d'autres boucles avec d'autres cols ;

Car, voyez-vous, aux 100 cols ce qu'on préfère: c'est les cols.

Henri GOMEZ N°3318

Saint-Orens (Haute Garonne)


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