Telle aurait pu être libellée l'annonce que j'aurais fait passer dans le quotidien local de la ville de Moutiers! Cette annonce pourrait sembler généreuse à tout profane de la chose cycliste mais en réalité elle était très intéressée pour un membre des 100 cols: elle m'aurait permis en effet de continuer mon brevet de 1000 km alors que je devais laisser partir mes quatre compagnons de route et rallier Arles par le train; j'avais néanmoins pu terminer le mer-montagne Port St Louis du Rhône/Cormet de Roselend organisé par le cyclo-club arlésien, amère consolation... Tout avait pourtant bien commencé en ce vendredi 9 juillet 1993 sur les coups de 5 heures du matin devant le théâtre d'Arles. Il faisait beau et malgré l'heure matinale la température était déjà très agréable annonçant la canicule pour la journée dès que le soleil se serait élevé dans la limpidité d'un ciel bleu d'azur. Notre équipe était formée de quatre sociétaires du C.C. Arlésien: Françoise, Robert, Raymond et moi-même et de Florence, la soeur de Robert, licenciée au club vauclusien de Caderousse. Nous étions partis seuls, en autonomie complète sans la traditionnelle voiture porte-bagages pour nous attendre chaque soir à l'étape. Après avoir rallié Port st louis, point de départ de notre "Mer-Montagne" nous remontions plein nord par Arles, Avignon, Bédarrides, Valréas pour atteindre Dieulefit, terme de notre première étape longue de 210 kilomètres. Florence et Robert caracolaient allégrement en tête; plus jeunes et surtout plus chevronnés que nous trois autres, ils imprimaient une allure régulière et facile: leur grande expérience acquise dans des brevets prestigieux (toutes les "René Vietto", et un PBF pour Florence) leur permettait de jouer les capitaines de route et de nous entraîner bien abrités dans leur sillage. Dieulefit fut atteint dès 17 heures, le mistral seul obstacle majeur possible ayant décidé de ne pas nous freiner dans notre progression. Après une bonne nuit de repos à l'auberge des Brises (à recommander aux cyclos pour l'accueil et la nourriture pour un prix modique) nous repartons direction Chambéry notre 2ème étape. Dans la nuit un orage d'une rare violence accompagné de bourrasques de vent impressionnantes avait totalement changé les données de la météo, Jupiter et Eole ayant conjugué leurs efforts pour nous rappeler qu'il faut toujours compter avec Dame Nature! Sous la pluie, à l'aube naissante, nous entamons la sortie de Dieulefit par les petits cols du Pertuis et de Ventabreu puis de Boutière; avec nos gilets et K-Way ces modestes escalades nous donnent un avant goût de ce que sera notre journée face au vent et sous la pluie. Une première crevaison m'immobilise à Bourdeaux et avec les sacoches arrières la réparation s'avère plus longue que de coutume. Nous atteignons Crest, charmante bourgade en plein jour de marché où nous faisons tamponner nos brevets et en profitons pour prendre un nouveau petit déjeuner. La pluie qui avait cessé un instant, redouble de vigueur dès notre départ, nécessitant un nouvel arrêt K-Way. Nous traversons Chabeuil puis Romans (sans histoire !) et l'heure du repas approchant nous sommes attentifs à la moindre pancarte annonciatrice du restaurant désiré; nous le trouvons enfin à St-Lattier et le temps de savourer qui une entrecôte, qui une truite ou un quart de poulet tout en soufflant un peu, nous reprenons nos montures. La pluie nous rattrapa au contrôle de Tullins pour ne plus nous quitter jusqu'à Chambéry. Elle se fit de plus en plus battante pour atteindre son paroxysme dans le col de Couz où après la sortie du tunnel ce fut vraiment le déluge avec une visibilité réduite à 30 m ! Les organismes étaient fatigués, après la canicule de la veille, par cette pluie continuelle et la chute brutale de la température si bien que la belle descente sur Chambéry qui aurait dû être un régal fut une galère avec en prime une circulation automobile intense tous phares allumés qui en plus des écluses qui nous tombaient du ciel venaient nous asperger dangereusement par de larges gerbes d'eau glaciale; risquant à chaque croisement ou dépassement d'être déséquilibrés par le souffle et l'eau, nous descendions à faible allure, tendus et trempés. Dans Chambéry la situation ne s'améliora pas en ce samedi soir et tout en recherchant notre hôtel mal indiqué nous commencions à trouver le temps long. Frigorifiés, trempés comme des soupes, le muscle raide et le réflexe amoindri l'incident survint au passage de rails en courbe; je chutais lourdement, ma roue arrière ayant ripé sur l'acier glissant, Françoise m'évita de justesse ainsi qu'une voiture qui nous suivait. M'étant relevé d'un bond dans un réflexe inconscient je fus rassuré : rien de grave ni à moi, ni au vélo, pas de fracture apparemment juste une douleur vive à la hanche et au coude gauche, points d'impact sur le sol. Remis en selle nous arrivons enfin à l'hôtel où nous retrouvons le chaud et le sec. Tout dégoulinant et crottés nous croisons les regards étonnés, voire ahuris des touristes déjà attablés pour le dîner; il est en effet déjà 19 h 30! Après une longue et bouillante douche salvatrice, nous retrouvons forces et bonne humeur en enfilant des vêtements secs et chauds; quel bonheur et quelle détente après cette dure journée rendue difficile par les conditions météo exécrables; pour ma part je constate les dégâts dus à ma chute: un gros hématome à la hanche et des éraflures au coude mais rien d'alarmant, une bonne application de Synthol devrait atténuer la douleur qui se fait plus vive, et nous passons à table avec un gros appétit. Toute la nuit la pluie tombera et nos chambres sont transformées en sèche-linge. Au petit matin le plafond est au plus bas et nous décidons de prendre notre temps pour le copieux petit déjeuner dans l'espoir d'une amélioration de la situation. Effectivement vers 8 h 45 la pluie cesse et nous quittons l'hôtel sous un rayon de soleil à 9 heures. Moins d'un quart d'heure plus tard, en pleine ville, nouvelle crevaison de ma part et toujours à l'arrière bien sûr! Après réparation je ne fais pas trois kilomètres que mon pneu arrière éclate je ne sais pas pourquoi : peut-être étais-je trop gonflé ? Nous avions mis 8 kg au gonfleur d'un garagiste bien complaisant, nouvel arrêt; je mets le pneu neuf que j'avais emporté et une nouvelle chambre neuve et nous regonflons à 7 kg. Cette fois-ci toujours chez un garagiste (il est bien utile d'avoir sur soi l'embout adéquat) car il est souvent difficile d'atteindre les 7 kg avec une pompe à main surtout lorsque l'on est fatigué... La pluie se remet à tomber, les K-Way ressortent et il est déjà 10 h 30 quand nous quittons les faubourgs de Chambéry. Nous avons 3 heures de retard sur l'horaire prévu et nous devions être au sommet du Roselend à 16 h 15 terme de notre Mer-Montagne; un rapide calcul nous indique que nous n'y serons pas avant 19 h 15 et si tout se passe bien. La pluie ayant cessé nous enlevons les K-Way et après avoir traversé Challes-les-Eaux et Montmélian à bonne allure nous appuyons sur les pédales au maximum pour reprendre du temps sur les longues lignes droites qui longent l'Isère; le train est rapide et bien soutenu et les kilomètres défilent, le moral de l'équipe remonte... A hauteur de Frontenex la N6 est interdite aux cyclos et nous devons bifurquer à regret sur la gauche pour suivre la D 990. Il est midi et nous cherchons dans le village un restaurant: il y en a deux mais ils sont fermés ! C'est dimanche et nous avons la désagréable surprise de constater que tous ces établissements, pizzeria-comprises sont fermés et ce jusqu'à Albertville que nous atteignons vers 12 h 30. Après moult pérégrinations à travers la ville, de la patinoire olympique à la gare nous trouvons enfin le restaurant ouvert tant recherché où malgré une restauration dite "rapide" nous attendrons plus d'une heure pour avoir une omelette et une salade de tomates, sans commentaire! Il est près de 15 heures lorsque nous quittons Albertville et le moins que l'on puisse dire c'est que nous n'avons pas la forme olympique. Le temps, lui, est redevenu plus clément et le soleil commence même à darder quelques uns de ses rayons. |
Dès la sortie de la ville après le virage à gauche, la route s'élève brutalement; nous enlevons une nouvelle fois nos K-Way et entreprenons la longue montée vers Beaufort que nous atteindrons à 16 h 30! J'ai de plus en plus de mal à suivre mes amis et je décide de m'arrêter pour prendre un thé bouillant et manger une pâte de fruit puis une pâte d'amande pour récupérer un peu mais le doute s'installe dans mon esprit: pourrais-je passer le Méraillet puis le Roselend dans de bonnes conditions ? Je sais par des amis de la Léchère rencontrés à Jausiers, 15 jours plus tôt lors du BCMF du Mercantour qu'ils sont redoutables avec des passages très pentus; deux chevrons placés à trois reprises sur le tracé de la carte Michelin semblent confirmer mes craintes. Dès les premiers hectomètres après la sortie du village, la pente est rude. Robert qui me voit en difficulté décide de rester à mes côtés tout en m'encourageant; je m'arrête à plusieurs reprises pour reprendre mon souffle (qui est de plus en plus court), boire et m'alimenter; le col est long de 11,500 km depuis Beaufort et les derniers lacets me paraissent interminables, enfin voici le sommet d'où l'on découvre tout à coup un paysage de rêve avec le lac et la montagne tout autour; l'endroit est féerique, irréel, on se croirait au bout du monde... Florence, Françoise et Raymond sont déjà l'auberge en haut du col et dégustent une boisson chaude: nous en ferons tout autant Robert et moi-même. Par les fenêtres panoramiques de l'auberge l'on peut admirer tout à loisir la nature à l'état pur; la beauté du site est remarquable et le lac d'un bleu profond dans l'eau duquel se reflètent les sommets enneigés nous fait penser à un bijou dans son écrin. Après la rituelle photo devant le panneau du Méraillet (qu'il nous faut remonter sur 300 mètres) nous attaquons le Cormet de Roselend qui commence... par une descente jusqu'au niveau du lac pour remonter en face sur les flancs de la montagne qui bouche le vaste cirque; la pente parait moins raide car la route s'élève en lacets et de plus on voit le sommet ce qui est toujours rassurant. Nous y arrivons sans trop de peine et nous prenons une nouvelle photo devant le monumental panneau de pierre indiquant l'altitude. Il n'y a en ce haut lieu battu par les vents ni bistrot, ni boutique souvenirs pour attester notre passage au terme de notre Mer-Montagne. Il est 19 h 15 et nous sommes donc arrivés dans les temps mais Dieu que le vent est glacial et la température basse. Il est vrai qu'il a neigé toute la nuit précédente et que la pellicule blanche vient lécher jusque les abords de la route alors que tous les sommets environnants sont recouverts d'une épaisse couche immaculée et blanche... Nous enfilons tous les habits chauds que nous avons, y compris gants d'hiver et bonnet de laine et entamons sans nous attarder la longue et sinueuse descente sur Bourg St Maurice. Il y a 20 km de route truffée de nids de poules avec des lacets en épingles à cheveux très serrés ce qui rend cette plongée très dangereuse. Nous sommes frigorifiés et n'arrivons pas à nous réchauffer tant que nous n'atteignons pas les hauteurs qui surplombent Bourg St Maurice nichée au creux de la vallée. Au terme de cette 3ème étape nous sommes heureux de traverser la rue principale où les restaurants et auberges exhalent d'agréables et chaudes odeurs de cuisine comme autant d'invites à venir nous réchauffer et nous restaurer au coin d'un bon feu devant une table bien garnie! Pour atteindre notre hôtel situé à Seez il nous faudra remonter sur 3 kilomètres les premiers lacets du col du Petit St Bernard mais ce dernier effort de la journée nous sera bénéfique en nous réchauffant complètement. Le patron du relais du Villard nous accueille avec satisfaction et son inquiétude à notre égard n'est pas feinte car il est déjà 20 h 30. Les vélos remisés au garage de l'hôtel nous gagnons nos très très confortables chambres pour une nouvelle et longue douche bouillante toujours aussi agréable et revigorante. Mais mes douleurs ne font que s'amplifier malgré les applications du Synthol de Florence; j'ai de plus en plus de mal à récupérer et je ne dormirai pratiquement pas de la nuit. Au matin je suis sans force et je suis soulagé lorsque le patron nous informe que l'Iseran est bloqué à 1800 m avec 80 cm de neige (2 mètres au sommet) et que les gendarmes interdisent toute circulation. Nous décidons donc de redescendre par Moûtiers pour atteindre la vallée de la Maurienne par le col de la Madeleine qui lui n'est pas fermé et rejoindre Valloire par le Télégraphe, terme de notre 4ème étape. J'espère un répit sur le trajet Bourg St Maurice Moûtiers où il n'y a pas de grosses difficultés mais mes forces me trahissent et mes douleurs ne font que s'amplifier. A chaque petite bosse je décolle inexorablement, incapable de suivre le rythme de mes camarades; dans ma tête ma décision est déjà prise: même si j'ai du mal à m'y résoudre, j'abandonnerai à Moûtiers. Tout en roulant je fais part de mes intentions à Raymond qui hoche la tête d'un air d'acquiescement, il a compris que ses encouragements ne me seraient d'aucun secours tant il peut lire sur mon visage ma détresse et ma fatigue. Pour la forme mes trois autres compagnons m'invitent à tenter de poursuivre mais rien que l'idée d'escalader la Madeleine sous la pluie et la neige au sommet me devient insupportable. A la gare de Moûtiers, j'abandonne mes amis et les vois partir avec une grosse peine; ils finiront les 1000 kilomètres dans de meilleures conditions malgré un passage très difficile en haut de la Madeleine sous une tempête de neige; ils auront meilleur temps dans le Télégraphe et après Valloire le soleil les accompagnera dans le Galibier. Ils retrouveront le beau temps à Briançon pour finir de Digne à Arles sous la canicule retrouvée. Quant à moi installé dans le train à 14 h 21 mon calvaire se termine rentré à Arles à 19 h 24. Je n'ai qu'une hâte passer une radio de contrôle. La nuit est horrible je ne peux m'allonger tellement la douleur est forte. Le lendemain matin mon ami cyclo, le rhumatologue-radiologue Michel MAGUB m'annonce le verdict 3 côtes cassées, il a du mal à croire que j'ai pu faire Chambéry - Bourg St Maurice par le Méraillet et le Roselend dans cet état. Moi je comprends mieux mes douleurs et ma défaillance. Huit jours avec une bande élastoplast, des anti-inflammatoires, calmants et décontracturants pendant 15 jours me calmeront définitivement. Je reprends goût à la vie et au vélo, moi, qui pensait déjà le mettre au clou! Mais à l'instar du Roi d'Angleterre Richard III qui au soir de sa défaite sur le champ de bataille de Borsworth, offrait son royaume pour un cheval, moi le modeste chasseur de cols j'aurais bien volontiers échangé mes trois cols si douloureusement acquis contre 3 côtes en bon état ce qui m'aurait permis de terminer avec mes amis mon brevet de 1000 kilomètres et évité d'être réduit à l'inactivité cyclotouriste pendant plus d'un mois. Cependant il ne faut pas se plaindre car à la réflexion cette chute aurait pu avoir des conséquences beaucoup plus graves! La vie continue et la chasse aux cols reprendra en 1994 ! Montagne quand tu nous tiens... Philippe DEGRELLE N°3165 Arles (Bouches du Rhône) |