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L'abominable Bagargui

Revue N° 23 Page 06

"Si tu as de bonnes chaussures, tu pourras monter le Bagargui !"

Cette sentence en forme de boutade lancée par le docteur Guy Pécout, me résonne encore aux oreilles cinq mois après.

En cette soirée du 24 juin 1994 nous nous retrouvions, mon coéquipier Raymond Gilles et moi-même, à l'hôtel du Parc de Lavelanet, les dix membres du Cyclo-Club Arlésien partis une semaine plutôt pour un aller-retour Le Cannet-Plage/Hendaye comportant deux relais de France et un Mer - Montagne. Ils étaient déjà sur le retour et venaient de terminer leur avant-dernière des huit étapes de leur périple alors que pour notre part, Raymond et moi n'en étions qu'à la deuxième sur les 32 prévues au programme.

Il est vrai que nous nous attaquions à un Tour de France en duo et sans assistance calqué sur les 20 relais de France de notre ami Baumann de l'U.S. Créteil. Au cours du dîner pris en commun, les langues allaient bon train et les conversations tournaient surtout sur les difficultés rencontrées sur leur parcours, identique au nôtre jusqu'à Hendaye, et en particulier sur les cols Pyrénéens. Alors que nous pensions au Tourmalet ou au Soulor-Aubisque, ils nous "branchèrent" sur le Bagargui.

Guy Pécout, cyclo émérite, faisait partie du groupe des 10 Arlésiens (dans lequel deux "Françoise" assuraient la participation féminine du club). A la fin du repas il entreprit de me décrire ce col, inconnu de nous tous avant le départ et dont les difficultés l'avaient visiblement marqué. En plus de la nécessité d'avoir de bonnes chaussures pour le gravir il me déclara en conclusion "c'est Vidauque en 10 fois plus long ! ".

Ceux qui connaissent cette grimpée du Luberon, courte mais très pentue, me comprendront.

Nous étions donc prévenus, lorsque le lundi 28 juin vers 13 h nous arrivâmes à Larrau après les 2,5 km de cette côte assassine qui mène à ce village perché sur un piton rocheux et ce par une chaleur caniculaire, les paroles du docteur me revinrent en mémoire. La vue de l'auberge Echtemaïté, véritable oasis de fraîcheur au milieu de cette fournaise, nous réconforta et nous nous y engouffrâmes avec grand plaisir.

Confortablement installés dans la vaste salle panoramique climatisée, nous apprécions à sa juste valeur ces moments de repos bien mérités tout en dégustant un excellent repas et en nous abreuvant copieusement. L'atmosphère était des plus agréable et l'ambiance relaxante, tant et si bien que les inquiétudes nées des déclarations de nos amis se dissipaient et que nous nous trouvions dans cette douce euphorie qui précède la réalisation d'une tâche lorsque l'on est assuré de sa réussite.

Larrau se trouve en effet à 636 mètres d'altitude et le Bagargui culminant à 1327 mètres, il nous apparaissait donc que les 691 m de dénivelée pour les 13 km d'ascension ne seraient pas un obstacle bien difficile à surmonter malgré la chaleur qui régnait à cette heure de la journée et malgré les paroles de nos collègues.

Pourtant nos amis nous avaient mis en garde "après Larrau ça redescend pas mal avant d'attaquer le col proprement dit". Mais comme toujours en pareil cas l'on essaie de se rassurer et de minimiser les épreuves. N'avions-nous pas déjà allégrement escaladé Peyresourde et Aspin dans la même matinée et même si nous avions souffert dans le Tourmalet et ses 2115 m puis dans l'Aubisque et le Soulor "son terrible marche pied" selon Pierre ROQUE, nous étions passés sans dommage malgré nos lourdes sacoches, alors le Bagargui avec ses 1327 m..

Avant de repartir, la patronne de l'auberge nous avait souhaité bon courage tout en emplissant nos bidons d'eau bien fraîche accompagnée de glaçons. " Vous en aurez bien besoin car il n'y a pas de source ni de fontaine jusqu'au sommet et je vous plains d'être obligés de rouler par une chaleur pareille, c'est de la folie, enfin vous verrez bien par vous-même ! ". Cette dernière remarque faite par une personne du pays réveilla en nous les craintes qui s'étaient estompées au cours du repas, mais de toute façon nous n'avions pas le choix, il fallait y aller.

Dès la sortie de l'auberge la chaleur nous tombe dessus comme une chape de plomb; il était 14 h et à l'heure solaire Phébus était au zénith et la canicule à son paroxysme. Le bitume des ruelles, inondé de soleil fondait sous la morsure de nos roues: il faisait au moins 35 à l'ombre et... il n'y avait pas d'ombre.

Ce n'était vraiment pas le temps de mettre un cyclo dehors surtout qu'en plus, Eole comme tout le monde faisait la sieste!

Nous enfourchâmes nos montures, décidés à relever le défi malgré tout ce contexte hostile. Quittant le village endormi, nous commençons par descendre ce qui nous donne un peu d'air et l'impression d'avoir du vent; et en fait de descente cela devient vertigineux et très pentu tant que l'on n'a pas retrouvé le Gave de Larrau au petit hameau de Pénin, 300 mètres plus bas, à 3 km de Larrau. Ce n'est donc plus 691 m de dénivelée en 13 km mais bien 1000 m en 10km qu'il nous faut remonter, tout doucement d'abord tant que nous longeons le cours du Gave relativement bien abrités et au frais, grâce aux arbres qui le bordent et à l'eau qui coule à nos pieds.
Mais lorsque nous le traversons par un virage à droite, on attaque l'autre côté de la montagne par des lacets superposés, exposés plein sud et sans aucune végétation. La pente s'accentue tout à coup, l'air y est suffocant, l'on manque d'oxygène et dans cette fournaise, malgré nos braquets de 28x28 nous progressons lentement. Chaque coup de pédale nécessite un effort intense, la sueur nous coule de partout et dégouline sur le front et les yeux, dans le cou. La déshydratation est à son comble, le souffle court et les muscles tendus, nous apprenons ce que souffrir veut dire et cela en pleine digestion, nous sommes près de l'insolation et du coup de chaleur.

Au troisième lacet, à bout de force, je mets le pied à terre. Raymond fait de même et après avoir repris quelque peu notre souffle et ramené notre rythme cardiaque à un niveau plus convenable nous buvons la moitié de notre premier bidon. Comme nous sommes en plein soleil, nous reprenons notre montée à la recherche d'un hypothétique arbre et de son ombre salvatrice.

Deux lacets plus haut, un troupeau de vaches occupe la totalité et les abords immédiats de la route; ces braves quadrupèdes cornues souffrent-elles aussi de la chaleur, mais elles, elles n'ont pas à grimper, elles semblent au contraire faire la sieste sur place immobiles et insensibles à notre présence. Nous mettons pied à terre pour nous frayer un passage au milieu du troupeau avec précaution et lenteur pour ne pas l'effrayer, ce qui nous permet de récupérer. Le troupeau traversé nous buvons le reste de notre premier bidon et enfourchons une nouvelle fois nos montures.

La pente se fait plus dure encore et par endroit il y a au moins du 20%.. Quant aux virages, si l'on a le malheur ou l'inattention de les prendre à la corde, ce sont de véritables murs et la chute assurée si les pédales automatiques ne sont pas déchaussées à temps. Nous nous arrêtons à nouveau et si l'on s'écoutait on boirait d'un trait le 2eme bidon, mais le sommet n'est pas encore en vue et il faut économiser son eau si l'on veut terminer l'ascension.

Nous décidons de monter un moment à pied mais au bout de 300 m l'on est à bout de souffle et les mollets sont douloureux, arc-boutés que nous sommes à pousser celle qui devrait nous porter. Au détour d'un lacet très serré j'entrevois sur la droite une petite sapinière providentielle avec son ombre miraculeuse; nous laissons nos vélos sur le bas côté et nous nous affalons dans l'herbe rafraîchissante. Après avoir bien récupéré, bien bu, humidifié nos casquettes, nous reprenons une fois encore notre pénible et lente progression: c'est un véritable chemin de croix !

Avant d'arriver au sommet nous nous sommes encore arrêtés plusieurs fois alternant la marche à pied et la zigzagante montée à bicyclette qui n'est d'ailleurs guère plus rapide. Nos compteurs semblent être bloqués à 5km/h. Les derniers hectomètres nous paraîtront interminables mais lorsque enfin nous découvrons en haut de la montée le merveilleux passage, nous croyons au mirage tant l'endroit est paradisiaque, dans une fraîcheur retrouvée et sous une végétation luxuriante.

Pas de doute nous y sommes enfin sur ce splendide plateau d'Iraty avec ses chalets de bois blottis sous des arbres centenaires. De cet endroit nous pouvons admirer le vaste panorama qui s'offre à nos yeux;

Dieu que la montagne est belle... lorsqu'elle a été vaincue!

Une grande taverne ombragée nous offre ses tables et ses bancs installés sous les arbres. Après la traditionnelle photo prise devant le panneau sommital nous partageons la joie d'un groupe de cyclos germaniques attablés et visiblement heureux d'en avoir fini, eux aussi, avec cette ascension effectuée sur l'autre versant.

Nous entamons la merveilleuse descente vers St Jean pied de port entrecoupée seulement des 2,5 km de remontée sur le Burdincurrutcheta.

Après le Bagargui nous en aurons fini avec les sommets pyrénéens, mais s'il n'est pas le plus haut, ce col restera pour nous sans conteste le plus redoutable et pour toujours l'abominable et très difficile à vaincre... même avec d'excellentes chaussures.

Philippe DEGRELLE N°3165

Arles (Bouches du Rhône)


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