JOJO quand il ne pédale pas sur son vélo, il pédale dans sa tête, c'est bien connu. L'effort est moins éprouvant pour ses triceps suraux que pour son pédoncule cérébral et ça lui permet à l'occasion de s'endormir devant sa télé, les pieds délicatement posés sur l'accoudoir du divan. Mais JOJO dans sa béatitude sereine, l'air de rien, cale ses pensées, les affine, les séquence. Bref, il réfléchit... Soudainement, il est pris d'étranges agitations, puis comme illuminé par le Saint Esprit des cyclos, il émerge en sursautant de sa profonde méditation et lâche avec toute la solennité que l'instant exige : "Ce sera l'Arc Alpin !" Le couperet est tombé en même temps que sa pantoufle qui baillait en équilibre au bout de son pied droit. La sentence est imparable, indiscutable et exécutoire dans les meilleurs délais. "Pierrot, cet été on fait l'Arc Alpin ! ". JOJO quand il pèse ses mots m'appelle toujours Pierrot et joignant le geste à la parole, d'un large coup d'index il balaye en deux secondes sur une carte satellite des Alpes du Nord une trajectoire en arc de cercle reliant la vallée du Rhône à l'Adriatique. JOJO a ses références. Il s'est imbibé des itinéraires concoctés par Georges Rossini dans la Randonnée alpine Leman -Adriatique. "Tu verras Pierrot, Rossini c'est du Mozart ! On part d'Ambérieu, terminus quand on voit la mer à Trieste, avec les sacoches, libres, pas de délais, pas de tampon, pas de brevet et pas de bagnole au derrière". Et là-dessus, nous partîmes sans nous retourner par un beau matin de juillet en direction du levant. Tout occupés à batifoler à travers le Chablais, le Valais, l'Oberengadne, le Haut Adige ou le sud Tyrol (c'est comme on veut) les Dolomites et le Frioul, on a pédalé pendant quatorze jours et deux heures pour aller faire la photo sous le panneau Trieste et se tremper dans l'Adriatique. "Eh! Pierrot, c'est quand même mieux chez nous la mer" me lançait JOJO en piquant une tête de la plage caillouteuse et bétonnée, "et c'est moins loin ! et moins impérial ! ". C'est sûr, mais ce qui compte JOJO, ce n'est pas l'objectif, c'est sa conquête Alors rappelle-toi ce 12 % en fin de journée pour grimper à Santa Maria Maggiore, même qu'on a eu un mal fou à doubler ces deux jeunes Autrichiens qui marchaient sac au dos et qui accéléraient à chaque pas au fur et à mesure que l'on se rapprochait d'eux. Et le bivouac au bord de la Mosca en montant le San Bernardino, quelle nuit!.. |
Rappelle- toi encore JOJO au-dessus de Cortina d'Empezzo dans le Passo Tre Crocci cette chaleur épuisante et l'orage épouvantable qui a suivi, on avait la trouille au ventre, écrabouillé qu'on était par les murailles de Tre Cimes di Lavaredo qui se renvoyaient le fracas apocalyptique des foudres célestes et pour finir pas une chambre libre dans les hôtels de Dobbiaco ou de San Candido. Il a fallu se taper en prime les trois quarts de la grimpée du Passo di Monte Croce avant de trouver un camping plein comme un oeuf. Rappelle-toi aussi JOJO, les routes traquenards aux chevrons inavoués et aux dénivellations à nous faire flageoler sur nos pédales et ces six passages de frontières où l'on brassait les zéros en ribambelle de la lire qui nous laissait croire qu'on était riches avec la discrète virgule du franc Suisse qui nous ramenait immanquablement à la réalité. Mais te souviens-tu toujours JOJO du lever du soleil dans les lacets du Splügen Pass et du vert de ces alpages de carte postale émergeant des forêts de mélèzes? Et de ces quarante kilomètres de descente sur le lac Majeur dans un enchevêtrement de tunnels et d'épingles à l'aplomb de la verticale? Et encore des reflets ondulants et charmeurs des eaux du Silsersée sur le plateau de Saint-Moritz, et de l'étincelle impalpable des glaciers de l'Ortles. Souviens-toi JOJO comme nous étions poussière au pied des titanesques murailles ocres du majestueux Toffane ou des aiguilles du Passo di Sella. Et puis souviens-toi enfin JOJO des géraniums en fleurs! "Je te raconte pas" dit souvent JOJO en préambule quand on lui demande : "Alors ces Dolomites ?" Non JOJO ne raconte pas! Car ces 1350 kilomètres parcourus, ces trente trois cols franchis dont treize au-dessus de 2000 mètres, ces 21400 mètres de dénivellation gravis, les coups d'émotion du Simplon au Stelvio en passant par le Splügen, Bernina et autre Pordoï ne sont ni un état de bilan ni encore moins un relevé de performances. Ils sont plus simplement l'écho fidèle des moments intenses que nous avons vécus ensemble et qui sont désormais gravés en nous. Ils sont la mémoire de ces espaces libres et infinis qui nous ont appartenus le temps d'un regard pour les avoir apprivoisés mais jamais conquis. Pierre MOUNIER N°791 LYON (Rhône) |