1925 - Dans quelques mois, je vais avoir douze ans. Depuis longtemps je rêve d'une bicyclette. J'en ai tellement rêvé, que la voilà, bien à moi, la bécane tant convoitée. Bien sûr elle n'est pas rutilante, les chromes ne risquent pas de réfléchir le soleil pour éblouir quelqu'un. Elle a peut être fait la guerre dans une section d'éclaireurs cyclistes et a été mise à la retraite après service rendu. Telle qu'elle est, j'en suis content. Plusieurs de mes petits camarades du quartier voudraient avoir la même. Je fais mes 20 km comme un grand et maman s'inquiète un peu. Il y a quelques jours, j'ai été jusqu'à Saint Jean de Luz, 34 km aller et retour. Heureux de mon exploit, je raconte ma promenade à ma mère qui se charge de tempérer ma joie par la menace de supprimer le vélo. "Je ne veux pas passer ma vie à me faire du souci pour toi...". J'encaisse sans rien dire, je m'écrase dirait-on aujourd'hui. Vraiment les parents ne comprennent rien et vous obligent parfois à ne pas dire la vérité. Parce que j 'étais un bon fils ne voulant causer de souci à personne, maman pendant longtemps n'a pu compter les kilomètres que j'ai pu faire. Sauf une fois... Mon père que je voyais de temps en temps seulement, because des histoires qui n'étaient pas de vélo, m'invite pour dimanche à une partie de pêche. Rendez-vous est pris à la gare de Bayonne à 6 h 15 pour prendre le train. A l'heure à la gare, avec mon vélo, la musette garnie, la canne à pêche et tutti quanti. Le train qui devait nous emmener sur le lieu de pêche part sans nous. Ne voyant pas venir "Dieu le père", après une petite conférence dans ma jeune tête, je décide d'employer mon temps puisque de toute manière, pour ma mère, je suis à la pêche pour la journée. Sans but précis, je prends la route de Pau et je roule... je roule. Sur le pont de Port de Lanne, je casse la croûte et regarde les pêcheurs. J'ai bien envie de déplier mon matériel, mais une envie plus forte de rouler fait que je me retrouve à Peyrehorade. Ayant demandé l'heure et jugeant qu'il est encore tôt, je continue vers Puyoo, qui n'est qu'à 15 km d'Orthez. Je décide d'aller jusqu'à Sault de Navailles, 10 km plus loin. Je vais chez mes cousins dont les parents cultivateurs, m'accueillent un mois ou deux pendant les grandes vacances. Aujourd'hui aussi ils m'accueillent avec de grands "Moun dieu, n'es pas bray, aquet maynadie !" (Mon dieu ce n'est pas vrai... cet enfant !). Les voisins sont de la fête, on leur montre le phénomène. "Qué binn dé Biarritz en bicyclette !". Mes deux cousins et ma cousine me regardent avec des yeux ronds. Ils ne disent rien. Nous nous rattraperons une autre fois "assieds-toi, tu dois être très fatigué !". |
Tu es fou ou quoi ? "C'est bon pour te tuer" "Et ta mère, que va t-elle dire ?" Ça continue un moment, moitié patois, moitié français, jusqu'à ce que j'annonce que je repars pour Biarritz sitôt après avoir mangé. Ma tante fait "O bass, O bass" elle a un peu le souffle coupé. J'en profite pour entraîner mes cousins voir la belle machine qui m'a amené et me ramènera. Depuis ils en on vu d'autres et sont déçus si je n'ai pas fait mes 500 km avant de passer les voir. De mon retour, je n'ai rien à dire sinon que j'étais heureux de rouler. Ayant eu le temps de réfléchir sur mon comportement envers ma mère, je décidais de lui raconter ma journée. Bien m'en prit ! L'effet de surprise fut tel qu'elle en oublia les reproches et depuis fit confiance aux récits de mes sorties, à condition que celles ci ne dépassent pas 20 km. Confiance pas toujours justifiée, il faut bien le dire, mais je ne pouvais risquer de me faire supprimer le vélo en racontant que j'en faisais 40 ou 60. Voila comment j'ai été amené à effectuer, sans une rustine en poche, ma première randonnée de 150 km. Je ne puis quitter ainsi ma tante de Sault de Navailles sans vous raconter une histoire la concernant, n'ayant rien à voir avec la pratique du vélo, sinon un lien commun: la selle. La vieille ferme ayant fait plus que son temps, ma tante et mes cousins devenus des hommes décidèrent de faire construire une nouvelle maison. L'architecte ayant présenté sur son plan des WC intérieurs, ma tante lui dit qu'elle ne voulait pas de ça dedans, que c était dégoûtant et que ça va puer ! Il faut vous dire que j'ai toujours connu une certaine petite cabane construite au-dessus d'un ruisseau, à 30 mètres de la maison. Nous y passions de bons moments tout en prenant connaissance sur de vieux journaux, de nouvelles datant quelquefois de plusieurs années. L'homme de l'art ayant déclaré que les nouvelles dispositions légales en matière de construction, faisaient une obligation d'installer des WC intérieurs, pour pouvoir obtenir un prêt, ma tante fut obligée d'en passer par là. Je vous donne textuellement sa réflexion à l'architecte (traduction du patois) "tu peux le faire ton cabinet, sûr que je n'irai pas y poser le cul !". Je crois qu'elle a tenu parole. La cabane existe toujours, elle sert encore, malheureusement plus à ma tante, qui paraphrasant Montaigne sans le connaître ni n'avoir jamais fait de vélo, aurait pu conclure en disant: "Sur les plus belles selles du monde on n'est assis que sur son cul !" René LAPEYRE N°153 BIARRITZ (Pyrénées Atlantiques) |