Quand la route est familière, quand l'allure est régulière, la pensée en profite pour se dissocier de l'activité physique et laisser libre cours à la réflexion. C'est pour moi l'occasion de nombreux retours en arrière sur les trois centaines de cols à mon actif.... "Parpaillon" C'est décidé. Cet été ce sera le Parpaillon. "Frais matin" ce lieu porte bien son nom ce matin. Associer ces deux lieux peut sembler incongru. En effet, chacun d'entre nous connaît l'existence du premier, sait qu'il figure en bonne place parmi les plus de 2000, qu'il a fait couler beaucoup d'encre et encore plus de sueur parmi les membres de la Confrérie. Quant au second, ne le cherchez pas dans le "Chauvot": sa platitude ne lui laisse pas plus de chance d'y figurer un jour que de sortir de l'ignorance générale. Pour moi, au contraire, le sommet légendaire représente l'inconnu et l'évocation de son nom suffit à éveiller une certaine curiosité mêlant envie et angoisse. Par contre, du second, je connais le moindre gravillon, car c'est le passage incontournable au départ de la plupart des sorties cyclistes locales. Alors, le rapprochement entre les deux ? me demanderez-vous. Eh ? bien, il est parfaitement connu de nous tous. Ce n'est qu'en accumulant des kilomètres autour de chez soi, en fréquentant d'innombrables fois en début de saison les routes familières, qu'on réussira, le moment venu, à avoir les jambes pour escalader le sommet de l'année. Le passage au tunnel du Parpaillon se prépare en traversant " Frais Matin". Chacun vise des sommets et chacun a son "Frais Matin". l'un ne va pas sans l'autre. Les lettres blanches sur fond bleu de la pancarte sont fidèles au poste dans ce léger coude de la route qui longe le Rhône. Le cycliste isolé qui la dépasse sait au millimètre près à quelle distance de là il retrouvera le revêtement parfaitement lisse qui succédera aux gravillons grossiers, et, qu'à partir de là, la magie s'opère. L'homme commence à être chaud. Les jambes tournent. La machine devient silencieuse. Les environs sont calmes. C'est le moment privilégié que choisit l'esprit pour s'évader, pour vagabonder, pour s'élever vers les sommets futurs. La banale pie qui s'écarte du bas-côté sur mon passage se transforme en marmotte des prairies d'altitude; la rectitude désolante de la route s'efface pour laisser place aux lacets de Crévoux. Les arcades monotones des acacias qui bordent la route figurent un tunnel. Un tunnel ! Mais c'est le Parpaillon !... je reste invariablement à 120 m d'altitude, mais ma tête s'envole déjà à 2643 m ! Le Parpaillon ! j'y suis - par le pouvoir de l'imagination - je l'ajoute à ma liste - par anticipation - Enfin, c'est le trois centième ! - en préparation - Cet été, si tout se passe comme prévu, le rêve deviendra réalité. 300 ! 300 cols ! Après les dernières vacances de Pâques, ma liste s'est hissée à 296. Un séjour dans les Hautes-Alpes dès juillet, et finir la troisième centaine ne sera qu'une formalité. Les souvenirs, les anecdotes, les efforts, les plaisirs et les satisfactions rencontrés au cours de ces trois centaines d'ascensions se succèdent dans ma tête comme les maillons de la chaîne. |
La première d'abord. C'est celle des randonnées pour le plaisir. Le plaisir de la découverte, le plaisir de la nature, le plaisir de l'effort accompli, le plaisir de l'arrivée au sommet, le plaisir de la vitesse au retour, le plaisir pour soi, sans penser à un quelconque tableau de chasse, le plaisir des noms de cols qui font rêver: Télégraphe-Galibier-Croix de Fer, Tourmalet-Aubisque-Aspin... Puis c'est le déclic; La rencontre d'un ami qui en fait partie, qui est "initié", un "CCC", un pur cent. " T'en n'as pas cent ? Compte ! Si ? Tiens l'adresse et... le Chauvot" Une première liste. Le compte y est. Centaine satisfaction. Centaine passion. Centaine plaisir. Et là, surprise ! La deuxième centaine se remplit. Pas à coups de pédales, non. A la force du poignet ! Je n'use pas plus le 30 que le fond du cuissard: c'est avec une règle et un crayon que la liste s'allonge ! Les routes si familières du Vercors ou de l'Ardèche révèlent, grâce au filtre magique du Chauvot, un foisonnement de cols jusque là ignorés. Décembre 93, j'envoie ma première liste: 199 noms y figurent; Terminer cette deuxième centaine ne demandera guère d'efforts. Centaine facile. Centaine pantoufles. Centaine théorique. Mais alors qu'une nouvelle ère commence, les routes des vacances n'ont plus le même goût qu'avant. Le nombre. Seul compte le chiffre en bas à gauche de la liste annuelle. Il faut augmenter son capital cols. Chaque sortie est minutieusement préparée. Carte Michelin, coordonnées, règle. Chaque col est pointé. Rien n'échappe au cyclocolier impitoyable avec de telles armes. Le parcours empruntera le maximum de sommets pour la distance prévue. Et rapidement la liste s'allonge. Les chiffres ronds comme une roue de vélo attirent. Les 300 sont en vue. Les 300 sont atteints. Centaine quantité. Centaine méthodique. Centaine classement. Mais quelque part, je ressens un goût amer. Quelque chose semble cassé dans le merveilleux jouet. Et je me prends à regretter la première centaine, la centaine plaisir. La centaine des randonnées bien dures, dans les paysages grandioses d'un col célèbre, même s'il ne compte pas puisqu'on l'a déjà gravi sur un autre versant. Alors, c'est promis, finis les cols qu'on ramasse à la pelle, finies les régions qu'on écume dans le rayon d'action du lieu d'étape. Retour aux sources, aux sources du plaisir, à la randonnée avant tout touristique. Le choix est fait: ce sera la qualité, pas la quantité. Et tant pis si c'est au détriment du tableau d'honneur. Priorité à l'article 5 de la règle du jeu "...le cyclo qui n'aime la bicyclette et la montagne que pour son plaisir." Et pour renouer avec cette philosophie, pour marquer cette décision, il faut un symbole : Cet été, ce sera le Parpaillon... L'ascension se fera dans le frais matin du 14 juillet... Daniel SAUZET N°3752 de TAIN l'HERMITAGE (Drôme) |