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Pas beau le regard hagard du vélo égaré dans la gare !

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C'est de ma faute. J'aurais dû lui parler plus tôt. Peut être, déjà lui en toucher un mot quand il était si fier d'être face aux Tre Cime, ou encore quand il rêvassait dans le calme fleuri de la région de Dobiacco. Je ne voulais pas lui en parler trop tôt. Je craignais que, fâché, il soit capable de chercher tous les silex pointus du Campiogoto, qu'il refuse de se placer sur le 28/23 dans la montée de Sezza, où encore qu'il ronge son frein dans la dernière descente vers Trieste.

J'aurais du, mais voilà, j'étais tellement insouciant, tellement heureux de pédaler dans d'aussi beaux paysages, tellement joyeux dans cette liberté de traverser à mon gré tant de régions inconnues...

C'est dans le grand hall de marbre rose de la gare de Trieste que je le lui ai dit. Il s'était d'abord étonné de me voir parler de lui avec une jolie employée endimanchée. Le plus dur fut quand je lui mis sa carte de voyageur autour du cadre et que je lui dis qu'avec cette décoration, bien méritée, il allait pouvoir se reposer, de Trieste à Padoue, dans le wagon spécialement réservé aux vélos de sa classe.
Quelle scène! J'étais un sans coeur ! Lui, qui, de bon gré, avait accepté de rouler dans le déluge, qui m'avait fait connaître les joies du Stelvio, lui qui m'avait permis de m'émerveiller aux couleurs des Dolomites et qui n'avait jamais refusé de me hisser au sommet du Ventoux. Maintenant j'allais le jeter dans un wagon, sans fenêtre ! Passe encore, mais qui plus est, avec des bagages sans roues ! Il allait voyager non seulement, sans rien voir, mais encore dans le bruit mille fois répété de jantes nues sur le fer de la voie. Il ne supporterait pas, il s'échapperait... j'eus beau lui promettre que, rentré en Belgique, c'est lui qui choisirait les chemins du Condroz, que je le nettoierai tous les dimanches, et que s'il le voulait, il pourrait regarder la télé tous les soirs. Je lui ai même promis qu'il pourrait aller se reposer sur les plages des Saintes ; et je sais combien cela me coûte ! Rien, rien, il ne voulait rien entendre.

J'ai du l'attacher. Et j'ai bu deux bières à sa santé pour ne plus l'entendre crier.

Jacques FRANCK N°4134

de NEUPRE (Belgique)


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