Henri Dusseau et Jacques Maillet sont des responsables fédéraux bien particuliers... voilà-t-il pas qu'au cours de l'Assemblée Générale du Club des Cent Cols (qui se tenait le 16 août dernier à Alès), le secrétaire général desdits Cent Cols et le vice-président de la Fédération Française de cyclotourisme...excusez du peu ! se mirent à expliquer à la salle, d'abord surprise puis médusée (et quelques-uns, peut-être scandalisés...), la bonne manière pour arriver en haut des côtes, grimpettes, raidillons, monts, cols, pas et autres coups de cul, avant les autres ! Et le malin Maillet qui souriait et le bon Dusseau qui se marrait ! Il suffisait, disaient-ils d'une même voix, mi-rigolarde mi-provocante, de décréter que le sommet se trouvait précisément à l'endroit qui correspondait au moment où l'on était en tête, solution au demeurant que je connaissais déjà...Mais le label fédéral lui donnait une légitimité inespérée et qui me permettait rétrospectivement de découvrir que, par le passé, je n'avais donc jamais... volé mes victoires ! Mais foin du passé, c'est du présent qu'il s'agissait ! Le lendemain, le 17 août donc, il fallait grimper au col du Pré de la Dame (1450 m) pour rejoindre la concentration de l'Ordre, les Cévennes ayant été choisies pour accueillir le rassemblement annuel de l'élite des cyclistes de montagne. La leçon de nos deux pédagogues de la triche fédéralement légalisée ne me fut hélas! d'aucune utilité. Non que la leçon fut mauvaise, non que la théorie manquât d'efficacité, non que l'exposé de nos deux tacticiens manquât de conviction...Mais pour appliquer ladite tactique il faut se trouver, ne serait-ce qu'un court instant, devant les autres ! Cette nécessité, suffisante mais impérieuse, était absolument hors de portée de mes pauvres moyens de l'heure, et cela, pour trois raisons: la première c'est que Dame Nature ne m'a comblé d'aucun des Trueba au Farfadet Goasmat, du sautillant Apo Lazaridés au virevoltant Jardinero que fut naguère le Colombien Herrera, la deuxième c'est que malgré quelques qualités que le ciel dans sa grande bonté m'a concédées (nul ne saurait être totalement démuni...) je ne saurais rivaliser, ni de près ni de loin avec mes compagnons de ce jour, l'aérien connétable de Vabrelongue (sottement appelé Emile Soulier dans le civil) et surtout, le vaniteux Sénéchal de Rouergue (que certains initiés connaissent sous le nom plébéien de Henri Bosc): la troisième raison, c'est que je n'ai plus fait de vélo depuis trois mois, ayant été réduit à l'immobilité pour avoir percuté dans la descente du Larzac sur Madières une stupide Citroën Berlingot (envoyée à la casse par un méchant coup de boule assené à son hayon arrière...) et pour en avoir récolté coups et contre-coups (et notamment un pincement discal aussi douloureux qu'obstiné). Mon sens tactique et, il faut bien l'avouer (pour la modestie, je ne crains personne !) une intelligence très au-dessus de la moyenne autorisée, m'avaient souvent permis, dans le passé, de surmonter mes handicaps physiques naturels et de triompher des meilleurs, sur leur terrain favori pourtant, qu'il s'agisse de Gervasius au Portet d'Aspect, du batifolant Emile au col de la Fageolle ou du petit roquet aboyeur d'Onet-le-Château au col de Luens.. Mais, pour tirer parti de sa supériorité tactique, il est une condition incontournable ; il faut être, sinon devant les autres (selon la théorie déposée made in FFCT, rue Jean Marie Jego, par le tandem Maillet-Dusseau) mais au moins avec les autres ! Or, en ce jour, cette condition est hors de mes possibilités... J'ai même toutes les peines du monde à être derrière les autres, et même, me croira-t-on, loin derrière... Aussi me voilà résigné à arriver là-haut aux bougies, longtemps après l'"autobus", longtemps après les charlots, les comiques et les et cetera, bien longtemps après l'extinction des feux, pas loin de l'éclosion du troisième millénaire... Avoir les naches sur ma Brooks suffit à mon bonheur. Pour les performances, on verra plus tard, si on y arrive... Et me voilà pastouillant sur la pente, les miches rivées au cuir de la selle, les genoux craquouilleux, la pédalée dolente, le souffle besogneux. je me traîne comme un reptile mais sans le mouvement glissant de ses déplacements fluides; j'avance chichement alors que je jette toutes mes forces à tous vents.. Qui reconnaîtrait, sous mes haillons de misère et mon allure de tortue, l'impétueux triomphateur du Portet d'Aspet ? Je pense au temps qui passe et je pense à Péguy (et rien ne se remonte et tout se redescend...) et je pense à Marot, le petit grimpeur de Cahors en Quercy (plus ne suis ce que j'ai été et plus ne saurais jamais l'être...) Bref, je me considère en ma grande misère et en ma défaveur. Mon moral est resté en rade à Concoules et j'ai pas la force de me retourner pour aller l'y chercher ; je fais avec les moyens du bord, et il est pas large mon bord ; A peine un 700C de dix-neuf, bien que je roule sur 650 ! Pour parer à toute fâcheuse éventualité, je suis parti tôt, presque avant l'aube, alors qu'encore "tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth" ...Mais bientôt un cycliste me dépasse, puis deux, puis trois, puis dix, puis vingt, trente, quarante, que sais-je ? J'ai tout l'air du poteau électrique regardant passer des TGV... Et il en passe des TGV, des trains Corail, des express, des rapides... Même les omnibus me laissent sur place goguenards, bêtement triomphants. Des amis, quoi.. Et ce qui devait arriver arrive... Le bon Luchaire, le fer à repasser de Clermont-l'Hérault, me rattrape ; il ne marche ni à l'électricité ni à la vapeur, c'est le fer manuel des repasseuses de Degas, rouillé jusqu'à la poignée, rongé jusqu'à l'os, retrouvé dans un marché aux puces d'avant-guerre sous un tas de ferraille abandonné.... Mais il me dépasse sans broncher ! Et me dépasse encore, malgré ses rhumatismes, sa bécane de bois et ses côtes en long, l'abominable homme des neiges pyrénéennes, le fringant Llaccer, venu exprès de sa Catalogne pour flinguer à bas prix un Eddius diminué. Et me dépasse aussi la limace des Cévennes, Bébert du Rieu, Albert Guy pour les intimes. Il faut dire que j'avance presque aussi lentement que Pierre Roques quand ses genoux le tarabustent... Mais le plus dur est à venir... Emile arrive enfin, flanqué du père Bosc qui, bien entendu, caresse les pédales et ne se prive pas de le proclamer, même à qui ne veut point l'entendre. Jean Barrié a beau le raisonner, rien n'y fait... Le Farfadet du Rouergue se prend pour le Colosse de...Rodez ! Et voilà notre freluquet qui, du haut de ses 650 B me chambre, moi qui déjà manque d'air ! Et tu grimpes comme une lessiveuse, et tu montes comme un sac de patates, et tu te traînes comme une serpillière usagée, et tu fait du surplace ! Fais donc poser des stabilisateurs à ta bouzine, ma parole, sans quoi tu vas tomber ! Tiens, regarde, je sens pas les pédales, moi ! Je vole, qu'il me dit, le charitable Colombien d'Onet-le- Château... Et il en rajoute, et il redonne un coup de louche, un coup de pinceau, un coup de badigeon ! Que j'en voie de toutes les couleurs, que je me décarcasse pour ne pas mettre pied à terre, ça ne l'effleure pas un instant. Il vole, le petit roquet, et il s'en fout pas mal si les autres ahannent à en cracher leurs poulmoches... Et le voilà qui me largue, dans un éclat de rire dont je laisse le lecteur juge de la dose de charité qu'il contient. |
On désespérerait volontiers de l'espèce humaine si l'histoire ne venait de temps en temps nous fournir des exemples réconfortants de la solidarité entre les hommes, voire de la col...laboration entre cyclistes pour leçon donner aux petits marquis de la bécane qui se prennent quelquefois pour les rois Soleil du vélo... Emile, qui n'est pas plus charitable qu'un chacal, mais dont le sens de la justice est bien réel, prend les affaires en main et décide (sans que j'aie rien demandé, il faut le souligner) de m'apporter son aide, oubliant généreusement l'affront que je lui ai naguère infligé au fameux col de la Fageolle, comme il a été dit plus haut. Ce qui l'a décidé, c'est une phrase du père Bosc qui a clamé haut et fort que, cette fois, Eddius, vu l'allure à laquelle il roule, ne risquait pas d'écrire, comme il a l'habitude de le faire sournoisement, qu'il avait devancé le roi Henri au sommet d'un col ! Et Emile, malgré l'image pitoyable que je lui donne de moi, parie le contraire, ce qui démontrerait, si besoin était, qu'il me sait capable d'accomplir des miracles. Il faut dire que six diagonales effectuées en ma noble compagnie lui ont montré qu'avec Eddius rien ne saurait être impossible. Le lecteur se demandera sans doute comment Eddius la limace a pu arriver au Pré de la Dame avant Henri l'aquilon.. Car effectivement c'est bien ce qui s'est produit, contre toute vraisemblance et contre toute prévision. On répondra à ce lecteur sceptique qu'on ne saurait tout regarder sous l'angle de la raison raisonnante et qu'il arrive qu'une bonne organisation tactique l'emporte sur l'évidence de certaines prévisions. Comment la chose s'est passée, c'est ce que nous allons dire en quelques mots. A un kilomètre environ du col du Pré de la Dame, la route, fatiguée de monter depuis le bas, s'accorde le plaisir d'une pente moins rude et, profitant de ce loisir qu'elle se donne, s'attarde à contempler le somptueux paysage qu'elle découvre alors ; elle sait qu'il ne reste plus, pour atteindre la pancarte, que quelques gentils hectomètres; aussi flâne-t-elle un peu en invitant le promeneur ou le cycliste à en faire de même. Emile, dont les capacités stratégiques sont un assez bon mélange du génie militaire de César et des improvisations de Pichrocole, comprend dans l'instant tout le bénéfice qu'il peut en tirer (à mon avantage) de la situation. Et le voilà qu'il invite Henri à admirer la fresque de vallées et de monts qui s'offre à ses yeux, à immortaliser par l'image ces Cévennes superbes qui s'étendent à perte de vue... Car Emile, pour le baratin poético-rigolard, l'est presque aussi doué que le Luchaire de Clermont.et, justement le Luchaire en question il est là dans le groupe qui philosophe sur les beautés envoûtantes des paysages de montagne... Et il ne donne pas sa langue au chat, le Luchaire de Clermont...Bref, à eux deux, lls endorment assez longtemps le petit Colombien pour que je le rejoigne enfin, lui arrêté, moi... presque ! A ma vue, Henri s'affole, essaie d'enjamber son vélo pour se lancer à ma poursuite, car ma lenteur a déjà pris quelques longueurs d'avance sur sa vélocité... Mais Emile a tout prévu.... Il a fait sauter la chaîne d' Henri pendant que celui-ci versait des larmes d'émotion sur la chaîne des Cévennes, il a dégonflé sa roue arrière et caché sa pompe. Malgré cela notre roquet croit encore en ses chances.. Il se hâte, il s'évertue, il tente même de passer en force ! Mais Emile a tout prévu, je viens de vous le dire : il a délégué Albert qui ne craint pas de faire glorieusement rempart de son corps pour barrer la route à Henri ; d'autres vélos ferment le passage, à droite, à gauche ; l'aile nord est bouclée, l'est et l'ouest bouchés, le sud cadenassé ! le piège s'est refermé sur notre héros qui crie à l'injustice, à la trahison à l'agression. Emile proteste ; il n'a fait que son devoir d'équipier ! Qui, au demeurant, pourrait douter de sa bonne foi ? De fait, mes alliés pourraient bien libérer mon pauvre adversaire, je ne m'en soucierais guère : j'ai passé mon grand plateau et mon petit pignon pour l'ultime faux-plat. Alors, Henri, avec son pneu à plat et sa chaîne qui se traîne, il faudrait qu'il soit rudement costaud pour me rejoindre ! Quant à me dépasser... Au mas de la Barque, au lieu de la concentration, Henri, surexcité comme un régiment de puces, proteste encore avec véhémence. Il en appelle au jugement des autorités fédérales ! il n'admet pas, il n'admettra jamais qu'Eddius puisse arriver avant lui au sommet d'un col. Ca, jamais, plutôt mourir ! clame-t-il à tue-tête. Un tribunal de campagne se met en place en quelques instants ; le vice-président fédéral Maillet présidera la Cour, Henri Dusseau sera l'avocat général. Sûr de son bon droit, Henri explique les faits. Il est illico débouté et condamné au franc symbolique. Les autorités fédérales statuent et leur décision fera longtemps jurisprudence (ou imprudence...) : Rien, disent-elles, rien, dans les règlements fédéraux ni dans les règlements du Club des Cent Cols, rien n'interdit à des équipiers d'aider leur chef de file ! Même quand l'aide est illicite ? s'étrangle Henri, au bord de l'asphyxie. Mais les actions d'Emile et de ses compagnons n'ont rien d'illicite, déclare imperturbable un Dusseau qui prend à l'évidence le parti de la justice et du bon sens, et qui ajoute que ces actions lui paraissent au contraire procéder aussi bien du plus parfait dévouement que de la plus belle loyauté ! Et le président Maillet qui clôt les débats d'un coup de marteau énergique, visiblement heureux que le droit ait enfin triomphé, sans bistouilles, sans embrouilles, sans magouilles ! Le sport de haut niveau est si avare, depuis quelques temps, en actes désintéressés que les membres du Club des Cent Cols seront sans doute heureux de constater, à la suite de la présente narration, que de telles actions existent encore et que les responsables de leur confrérie savent non seulement les reconnaître mais également les leur recommander. Ce triomphe du dévouement et de l'intelligence tactique m'a, au demeurant, remis en selle ; sûr de mes équipiers, de leur savoir-faire et de leur aide, je ne doute plus de rien désormais ! Et comme ma résurrection s'accompagne d'une exigence morale jamais reniée en la circonstance, je livre cette histoire exemplaire à la méditation de mes confrères du Club. Ils y puiseront sans aucun doute le respect dû à l'adversaire, le dévouement que toute solidarité exige et, également, l'assurance qu'une bonne et vaillante action est toujours reconnue et toujours récompensée. De cela personne ne doute... Sauf le petit Colombien de Rodez, bien entendu... Eddius N°1733 d'ALES (Gard) |