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Fantasme

Revue N° 28 Page 49

Arnaud, dans le petit matin, entamait son ascension vers le ciel. Le soleil semblait s'occuper de lui comme savait si bien le faire autrefois sa mère lorsqu'il avait froid. Plus bas, dans la plaine qu'il venait de quitter, il n'avait pas vraiment deviné ce qu'allait décider la route pour franchir cette énorme masse rocheuse. Enfin, maintenant, il comprenait !

Plus de route, mais un sentier ; plus de bitume, mais du gravier ; plus de routine, mais de l'aventure. La vraie ! Celle qu'il avait déjà rencontrée, seul comme aujourd'hui, ou avec Adrien. Le souffle un peu court, il haletait un peu et avançait lentement vers l'inconnu. En réalité, il avait beaucoup de peine à contenir sa joie. C'est vrai qu'il n'avait pas été à pareille fête depuis bien longtemps ! Celle où les muscles se tendent sous les efforts, violents et répétés, celle aussi où le corps et la machine sont soudés et solidaires. Il en aurait pleuré de bonheur, lorsqu'au loin, bien plus haut, il crut reconnaître un autre cycliste.

Partagé entre la joie de ne pas être tout seul sur ce sentier et le sentiment de voir son territoire violé, il se mettait en tête de rattraper cet inattendu compagnon. L'allure, jusque-là, proche de celle dénommée " train de sénateur ", devenait tout d'un coup très près de celle qu'empruntent les coureurs qu'il admirait tant à la télévision. Seules, les marmottes assistaient à cette course impromptue, mais palpitante. Là-haut, le cycliste avait dû l'apercevoir, car il avait, à son tour, augmenté sensiblement son allure. Le suspense durait et durait....et le soleil, lui, riait de toutes ses dents à la vue d'un spectacle aussi insolite. Petit à petit, Arnaud gagnait du terrain et se rapprochait de " l'intrus " : celui-là même qui osait briser sa solitude. A présent, le souffle rauque, presque à bout de force et au plus fort de son effort, il faillit en lâcher le guidon tant sa surprise était grande. Mon Dieu ! Mais est-ce possible ? Le cycliste qu'il allait bientôt rattraper, ressemblait étrangement à... "une" cycliste. D'ailleurs, de telles formes ne pouvaient appartenir, sous ce beau maillot, à personne d'autre qu'à une dame !

Sa joie de pédaler et son envie de la rattraper en étaient décuplées, et... bientôt, il se retrouvait dans sa roue. Alors, elle, elle se retournait, lui souriait et l'interpellait d'une voix doucereuse : "Belle journée, n'est-ce pas ?"

Oh qu'oui ! Il la trouvait belle, notre Arnaud. Surprenante et envoûtante aussi !!!
Tout en s'élevant, ils faisaient mieux connaissance ; elle venait d'un pays qu'il ne connaissait pas, avait des cheveux d'or et des yeux d'un bleu... comme le ciel. Sa voix était douce et calme malgré les efforts qu'elle fournissait sans le montrer. Ensemble, ils montaient avec un enthousiasme nouveau que cette rencontre leur avait procuré. Déjà amoureux de tout ; de la montagne, de l'effort, de la vie, Arnaud tombait amoureux une fois de plus. Son esprit envisageait déjà l'avenir... quand le sommet apparut. Il ne sprintait pas comme il avait si souvent l'occasion de le faire avec Adrien. Non ; c'était comme une victoire à deux !

Au sommet, ils abandonnaient leurs montures pour profiter de cette matinée magnifique. Le soleil avait pris ses distances pour ne pas paraître trop indiscret dans ce merveilleux paysage et la plaine s'étalait au loin à leurs pieds. Le monde leur appartenait. Ils se ravitaillaient, et se désaltéraient, puis, s'étendaient sur une herbe courte mais généreuse, tout près l'un de l'autre et finissaient par se dire des mots qui firent rougir le soleil.

Tantôt leur parut bien court et ils ne réenfourchèrent leurs bicyclettes pour entamer une descente vertigineuse qu'au moment où le soleil faisait mine de s'éclipser. Arnaud rayonnait de joie, et le premier, mains en bas du guidon, il plongea dans la descente sinueuse à souhait. A chaque virage qu'il négociait en virtuose, heureux, Arnaud riait de tout son cœur. Il allait vite, très vite.

Enfin, il rentrait dans la vallée, alors seulement, il se retournait, mais elle, elle n'était pas là. Il l'attendit, et encore et en vain. Le soleil avait tiré sa révérence et elle, elle avait disparu, de sa route, de sa vie, dans la nuit.

Il l'avait perdue et il le savait.
Alors, Arnaud pleura.

Jacques SCHULTHEISS N°1694

de STRASBOURG (Bas-Rhin)


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