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Un tandem dépareillé

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Dans les fables, Jean de la Fontaine fait voyager bien des compagnons. Les uns semblent être faits pour aller de concert : ainsi en est-il des deux ânes. Mais l'un porte le sel et réussit à franchir la rivière tandis que l'autre, chargé d'éponges, s'y noie. D'autres ne paraissent pas destinés à s'accorder. Comment la tortue pourrait-elle voler en compagnie de deux canards ? Est-il bien raisonnable pour le pot de terre de pérégriner avec le pot de fer ? D'autres encore s'accorderaient mieux, mais, à l'instar du meunier, de son fils et de l'âne, sont trop sensibles aux lazzis des quidams et, par conséquent, n'avancent guère. Enfin, le fabuliste, après avoir conté l'histoire des deux chèvres et celle de l'âne et du chien termine en écrivant :
"Je conclus qu'il faut qu'on s'entraide."

Ce préambule peut vous paraître quelque peu incongru pour des adeptes de la petite reine, pourtant, vous vous demandez régulièrement, surtout si vous faites de la montagne, s'il convient de rouler seul ou en groupe. S'il est vrai que la présence d'autres randonneurs donne de l'agrément et stimule les énergies, elle présente l'inconvénient majeur de risquer d'imposer aux participants une allure qui ne leur convient guère.

Or donc, le jeudi 29 juillet, par un temps fort mitigé et après avoir les jours précédents, escaladé le Montgenèvre (1850m), l'Izoard (2360m) et le col de l'Echelle (1762m), je quittais Briançon avec mon épouse et entreprenais d'escalader le Lautaret (2057m) puis, dans la foulée, le Galibier (2642m). Je dois aussi vous l'avouer : Françoise et moi avons notre âge. A cela, ajoutons qu'elle préfère nettement les plaines du Comtat Venaissin aux pentes abruptes du massif des Ecrins.

Nous avions convenu de rouler ensemble, à son allure jusqu'à Le Monêtier-les-Bains. La sortie de Briançon s'avèrait quelque peu ardue, puis, à Chantemerle, nous pouvons entrevoir le petit village de Le Villard-Laté d'où part la redoutable ascension du Granon (2143m). Le parcours est ensuite assez roulant et d'un pourcentage assez moyen. Nous arrivons enfin à Monêtier-les-Bains où Françoise se proposait de m'attendre.

Alors que nous étions assis sur un banc en bordure de route, notre attention est attirée par un coureur pédestre (quadragénaire) qui, torse nu, traversait la localité à vive allure. Après un temps de repos, nous nous séparons donc, Françoise ne sachant encore si elle allait faire du lèche vitrine ou tenter d'escalader le Lautaret. (Prophétie de Jean Racine : "elle flotte, elle hésite, en un mot, elle est femme").
Pour ma part, je décide de passer à l'offensive, et remonte donc la vallée de la Guisane à un train soutenu qu'autorise la faiblesse du dénivelé. A hauteur du Lauzet la déclivité devient sérieuse et mon rythme décline. Devant, en point de mire et sur le bas côté gauche de la route, voilà mon coureur à pied. Son allure est régulière et puissante ; je reviens progressivement à sa hauteur et engage la conversation. Comme un vent contraire s'était levé, il change de côté et se met à l'abri dans ma roue, comme pour se protéger. Nos échanges verbaux sont brefs et moi, je finis par adapter mon allure à la sienne ; un petit 12 km/h. Lui, il est toujours égal à lui-même, c'est à dire fort malgré les 6 % des derniers kilomètres.

Je dois vous avouer que je ne suis pas fâché de cette compagnie, car, le doute s'installant facilement dans mon esprit avec la perspective d'un Galibier qui se profile à l'horizon, cette montée raisonnable me permet d'économiser mes forces sous un prétexte chevaleresque.

Que doivent penser les rares touristes de ce curieux assemblage ? Est-ce une course poursuite ? Un binôme loufoque ? En tout cas, ce qui est certain, c'est que mon alter ego n'est pas le premier venu : sa spécialité, c'est la montée des cols !

Au sommet, il reprend avec beaucoup de facilité son souffle, remet avec délicatesse sa chemisette qu'il tenait à la main et attend tranquillement son épouse qui doit venir le prendre. Profitant de l'intermède, je fais fixer sur la pellicule, par un touriste, cette alliance du marathonien des cimes et du cycliste chasseur de cols.

Ne restait plus qu'à me lancer sur les pentes du Galibier en me faisant tout petit face au vent. Naturellement, mon cœur battait la chamade lorsque je passais devant le souvenir Henri Desgranges et, c'est épuisé que je parvenais enfin au sommet. Reprenant haleine, mains serrées contre le guidon, je me récitais encore une fois cette citation de Valéry :
"O récompense après une montée qu'un long regard sur le calme des Dieux !"

Ensuite, je redescendais doucement vers le Lautaret où je retrouvais Françoise qui s'était offert son premier 2000. Je la félicitais et lui contais cette singulière conjugaison d'efforts entre deux équipiers improvisés. Sans lui, ne serais-je pas allé trop vite dans le Lautaret et n'aurais-je pas "coincé" dans le Galibier ?

Jean de La Fontaine avait-il raison... ou pas ?

Henri BRIET N°4418

de GREZ (Belgique)


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