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Je pense, donc je suis. J'essuie, donc je hais

Revue N° 28 Page 62a

Je monte et je sue, j'essuie et je panse, je pense et je hais.

Je hais ces cols qui n'en finissent pas de monter.
Je hais le gouvernement qui en a indexé le pourcentage sur celui de l'inflation.
Je hais les diesels, les 95 % de 4x4 qui circulent sur le goudron et même les 95 % de VTT qui font pareil.

Je hais les mouches sans laisse et les chiens collants.
Je hais les cyclos qui s'arrêtent ou pire, poussent leur vélo ou plus pire le portent (c'est la honte de la profession !). Avez-vous vu un cavalier porter son cheval ? Un chamelier son chameau ? Un motocycliste... ? Un automobiliste... ? Est-ce que je le porte, moi ? Pas question, il ne faut pas inverser les rôles. Est-ce que je m'arrête, moi ? Jamais !

"Te souviens-tu ?" me souffle une voix... "C'était dans le... "C'était pour satisfaire un besoin naturel ! " Et dans le ... " C'était pour une photo. Et cette autre fois, c'était pour attendre mes compagnons moins doués.

Je hais cet autre cyclo qui ose me doubler pendant que je ne me méfie pas ; à la vitesse où il va, il n'ira pas loin le pauvre, et avec le maillot qu'il porte sur le dos, il ne doit pas avoir de l'eau dans le bidon, lui !

Je hais la charmante personne qui pique-nique au bord d'un ruisseau, bien à l'ombre, et qui me dit : "Vous en avez du courage, monsieur ", et moi effaçant mon rictus, dans un sourire, "C'est un plaisir, madame", avant de m'effondrer sur mon cadre le virage passé. Chaque année je la rencontre et je la soupçonne de se placer là, uniquement pour me narguer.

Je hais ma compagne, larguée dès le début de la pente, et qui maintenant, avec son tout à gauche, mouline comme une forcenée, me rejoint en souriant, le souffle quasiment normal... Moi qui l'ai initiée aux cols, aux grands cols, quelle ingratitude ! En plus, c'est sournois ces petits développements, c'est bien un truc de femme !

Je hais les cols, les 100 cols ; d'ailleurs, je vais faire dissidence, fonder mon propre club, mais pas un truc avec des charges, des soucis, des devoirs, des comptes, non : président à vie, Chef, Führer, un truc démocratique en somme.
Règlement :
1) Faire partie des cent cols (faut écrémer, quand même).
2) Habiter au sommet d'un col de plus de 500m (on rigole moins).
3) Que ce col ait été le premier effectué (et je suis sympa, les cyclos habitant un plus de 2000m ou ayant commencé par là, sont acceptés d'office).
Je signale encore que les cotisations seront payables au chef vénéré sous forme de repas gastronomiques ou de Bordeaux grands crus.

Mais que vois-je ? Un panneau me disant que j'ai fini de souffrir, de délirer, de haïr. Encore une fois me voilà au sommet, un de plus !

Je suis sur un petit nuage. Ah, ça détend, le vélo, on devient plus tolérant. Je suis tout amour, je salue les 5 % de VTT qui sortent de la forêt et traversent la route (en vociférant quand même), les 5 % de 4x4 qui les suivent (en puant quand même) et aussi les motards (qui pétaradent quand même).

Je suis tout amour, mais allez un peu plus loin faquins ou je lâche mes chiens (ça changera), on ne joue pas dans la même classe !

Je suis tout amour, mais je refuse le bidon et la pâte de fruits tendus par ma compagne, pas si bête. Et s'il y avait un contrôle sur la route du retour ? Je ne veux pas me faire avoir avec son Antésite et ses vitamines. Ils sont sévères, cette année, aux cent cols, ils ont des consignes, alors pas de risques.

Allez, pas de temps à perdre, on est des pros. Tel l'aigle moyen, je jette un dernier regard sur le vaincu, je sors et ajuste mon vieux casque en cuir.

Cerise sur le gâteau, la descente m'attend, et au loin une nouvelle victime se profile à l'horizon. Je la hais déjà !

Jean-Pierre SALES N°576

de GRENOBLE (Isère)


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