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Partir, ... à bicyclette

Revue N° 28 Page 78

"Partir, Partir
On a toujours un bateau dans le cœur
Un avion qui s'envole pour ailleurs"
(J.L. Dabadie )

Émotion étrange, ressentie au premier tour de roues, dans les rues de Bastia. Il y a presqu'un an que l'idée de la "Randonnée des Cols Corses" est dans nos têtes. Nous avions pensé qu'en avril déjà, elle serait dans nos jambes... mais nous sommes en septembre. Plus le temps passait, plus le rêve était intense. Le premier "clic" de la pédale qui se lie à ma chaussure en annonce le début. Il est réalité, lorsque la seconde chaussure est aussi fixée à mon vélo.

J'entends Julien Clerc qui chante "Partir, partir...". Je fredonne avec lui, en quittant Bastia, que nous ne connaissons pas.

Le premier matin
De longues ondulations nous mènent sur les rives du Cap Corse. Un hydravion, en douceur, dans une ronde continue, fait le plein d'eau pour aller le déverser sur les collines d'où virevoltent les fumées d'un incendie de maquis. De marines en marines, de tours génoises en tours génoises, nos regards, trop attirés par la mer, négligent de nous indiquer le vallon qui conduit à nos premiers cols. Nous jurons d'être plus attentifs, mais dans de tels paysages, faire deux fois le même chemin, n'est pas punition. Ne sont pas punitions non plus, les quelques kilomètres de route non asphaltée qui nous permettent d'embrasser un vaste paysage marin. Premier achat de pain, sur la place de Macinaggio, face aux bateaux de plaisance. Premier achat de jambon cru. Coupé, à la main, en tranches épaisses, il tient plus de l'entrecôte que du jambon classique. Son parfum, sa souplesse, sa couleur, nous le feraient manger dans l'épicerie. Dans un virage, d'où s'admire l'extrémité de l'île, nous goûtons au plaisir du premier pique-nique corse... sans vin, mais divin.

Le pain de Novella
Nous quittons Saint-Florent, la douce, aux couleurs tendres, aux terrasses charmantes, au port tranquille. Où irions-nous si, déjà, la première étape nous pousse dans le Pastis et les transats ? Tôt le matin, nous sommes dans le Désert des Agriates. Un long paysage ; ondulé, sous un ciel bleu, très pâle, où se mélangent, gris, ocre, verdure et solitude. Dans le plaisir de la descente de la Bocca di Vezzu, face aux monts de la Balagna, nous découvrons les chemins qui nous attendent.

Serpentin de nos premiers tours de roues réellement montagnards. Pas d'ombre. Une végétation naine, déjà aux couleurs automnales. Il n'y a que deux cyclistes sur cette route aux pentes variables. Continuellement, nous changeons de braquet. Derrière une courbe, inattendu, le village de Novella. Nous pensons pique-nique. Un couple au-devant d'une maison : "Pardon, où se trouve la boulangerie ?". "Oh ! mon petit, le boulanger, il ne passe que demain" "Et plus loin ?" "Plus loin, il n'y a rien". Petit conciliabule du couple corse. "Mais, au Cercle, il reste du congelé. Si vous en voulez !" Bien sûr que nous en voulons. Nous voici dans le surgélateur du local du Cercle. Le monsieur s'excuse plusieurs fois de n'avoir que du congelé. Son épouse ajoute une pièce de jambon cru, bien mou, pas gras du tout. Un jambon qui se trémousse quand on lui taille de belles tranches. Bidons remplis, pains gelés posés sur nos sacs, nous reprenons la route, encouragés par ces deux villageois qui nous répètent encore "C'est dommage, mais nous n'avions que du surgelé".

Au Col de San Colombano, nous avons mangé un pain croustillant, avec du jambon qui parfumait plus que la garrigue voisine.

Les routes polychromes
Les petites routes blanches des cartes Michelin ressemblent à mes chambres à air du temps de guerre. Rustines par-ci, rustines par-là. Des noires, des rouges, des brunes. Les noires - probablement les plus récentes réparations - sont bombantes. Les rouges, plus anciennes, sont au niveau de la route. On peut s'y lancer sans choc en retour. Les brunes, par contre, sont des trous "à réparer". Il faut les éviter sous peine de crevaison brutale. Leur profondeur est parfois surprenante et leur fond riche en cailloux acérés. Quant aux vertes - il existe des plaques vertes sur ces routes - mieux vaut ne pas s'y fier. Ce sont de petites zones de prairie. Certaines sont au niveau de l'asphalte, d'autres, sont des "nids de poule" déguisés qui vous donnent de grosses secousses aux poignets. Dans la montée des cols, vous avez le temps de trier, de choisir votre couleur, mais dans les descentes, quand vos doigts n'en finissent plus de freiner, le cap souhaité n'est pas toujours le cap utilisé. Que de soubresauts sur les points d'appuis, fesses comprises.

Les routes blanches et rouges des cartes Michelin, celle du col de la Scalella par exemple, indiquent que jamais personne n'a pensé qu'elles auraient pu vieillir et qu'il aurait fallu les dérider. C'est la dégradation à l'état pur et la crevaison assurée.

Cochonnailles en pagaille
Depuis le Col de Carazzi, nous roulons sur une route désertique qui traverse des hameaux tout aussi déserts. Dans la descente vers le Pont de Truggia, nous croisons une longue suite de VTT en difficulté. Après le passage du Liamone, les difficultés sont pour nous. La route étroite, fortement pentue, moins polychrome que d'autres, n'expose que des taches brunes qu'il faut continuellement éviter. La végétation ne nous protège pas du soleil. Nos gourdes se font légères. La sueur irrite nos yeux.
Peu avant le village d' Arbori, nous avons la surprise de déranger notre première famille de cochons. Ils se prélassent dans les anfractuosités de la route. Les chats, d'habitude, déguerpissent. Les chiens, en général, nous courent après, en aboyant. Mais des cochons, à quoi pensent-ils devant deux vieux cyclistes, et belges de surplus ? Je n'en sais toujours rien, mais ils grognent, nous regardent, pas du tout étonnés, s'écartent gentiment, quoique certains, plus peureux, dévalent dans le fossé. Si nous marquons un temps d'arrêt, ils s'approchent en famille en se racontant des tas d'histoires que nous ne comprenons pas. Il en est des roses traditionnels, mais aussi des noirs, des gris, des gris et noirs, des noirs et roses, des roses et gris. De taille petite, ils font figure d'enfants du tiers monde si on les compare à leurs frères qui s'engraissent dans les porcheries de chez nous. A quelques virages de là, une énorme truie, seins dénudés, allaite sa marmaille. Elle nous regarde passer sans frémir, sans rien dire.

Scopa rossa
"Goutez-moi cette myrte ! C'était les vieux qui faisaient cela ! Elle ne vous fera pas de mal" (n'empêche qu'ils sont morts ces vieux ! ) nous dit le patron de la résidence Scopa Rossa où nous avons trouvé la dernière chambre disponible. Cet hôtel magnifique, avec dépendance d'une vingtaine de chambres, est l'oeuvre de sa seule volonté. Nous y sommes arrivés assez tard, car le col de Sevi nous a surpris vachement - aux sens propre et figuré - 15 % asphaltés à la bouse en fin de journée, ce n'est pas du gâteau et encore moins de la tarte ! Le patron nous raconte que jusqu'à cette année, début septembre, il hébergeait, chaque année, un nonagénaire qui en vélo, gravissait ce col. Avec nos soixante-huit ans, nous faisons figure de bébés-cyclos. Nous donnons grand lavage à nos équipements dont l'odeur nous pèse de plus en plus. Quelques myrtes ancestrales nous ont plongé dans un vrai sommeil corse.

La Corse dérive
Après quelques kilomètres, nous devons nous protéger d'une violente averse de gouttes épaisses, douloureuses sur les jambes et le visage. Dans le Col de Saint-Eustache, une pluie, à fines gouttelettes, plus insidieuse, glace nos muscles. Grelottants, à Aullène, nous nous réfugions dans un bar. Nos cafés et sandwiches dénotent. L'autre tablée commande Pastis sur Pastis, en compagnie du patron, tout en discutant bruyamment, sur le Maroc et les dirigeants marocains. Poussés par un vent violent, nous voici aisément à Sainte-Lucie, puis à Levie. Une longue traversée de forêt aux arbres élancés nous conduit sur la route du Col d'Illarata.

Brutalement, la tempête. Les vents tourbillonnent, cherchent leur voie. Les grands arbres oscillent, s'inclinent, prêts à se rompre, baissent la tête, s'entrechoquent dans des craquements sinistres. Le jour devient nuit. La pluie, dense, se déplace horizontalement. Nos vélos perdent la notion de ligne droite. Parfois, ils sautillent. La route est en légère descente. Néanmoins, nous pédalons avec force sur un braquet de montagne. Nous avançons péniblement à moins de 10 km/h. Nous naviguons aux sons d'un orchestre grandiose. Trombones, basses et contrebasses, tambours, cuivres, résonnent de toute part. Nous sommes ballottés comme fétus de paille. Nous n'entendons pas les rares voitures qui nous dépassent, gros phares allumés.

L'eau du lac de l'Ospédale est arrachée. Elle harcèle, douloureusement, nos jambes nues... La Corse tangue. La Corse bouge. La Corse va chavirer !

Un virage, une descente. La tempête reste sur le plateau. Nous pouvons descendre sur Porto-Vecchio. Dans la plaine, vent et pluie, mais comme chez nous.

Un hôtel. A l'accueil, derrière, un Monsieur Anglais arrivé en Jaguar. Il peut loger, nous pas. Mais il paraît que quelques kilomètres plus loin... Dans le village de Muratello, une flèche : "Les Bungalows du Maquis". La route monte, monte très fort. La route est moins route, mais elle monte plus fort encore. Une voiture. "C'est un peu plus loin". Les plaques d'asphalte se font de plus en plus rares. Entre elles, de petits ruisseaux cascadent. "Errare humanum est, persevare diabolicum" me dit Jules, en crachotant l'eau qui dégouline sur son visage. J'insiste pour un diabolicum d'encore quelques minutes. Une piscine romantique nous indique la proximité d'un habitat. Nous sommes aux "Bungalows du Maquis" Pour le prix d'une chambre, nous en avons un, pour la nuit. Nuit bouleversée par le tonnerre, les éclairs et les trombes d'eau qui ne s'estompent qu'à dix heures du matin. Les journaux nous apprennent que le vent avait soufflé en rafales de 120 à 150 km/h.

Jacques FRANCK N°4134

de NEUPRE (Belgique)


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