Fable cyclotouriste en trois actes. Acte 1 : La scène se déroule au sommet du Col de la Crouzette, en Ariège, début août 1980. La Semaine Fédérale de Pamiers bat son plein. Il fait beau et très chaud, le panorama est superbe et les cyclotouristes ont soif. D'autant plus que la route qui, depuis Biert, grimpe jusqu'à cette ligne de crête, est plutôt pentue, comme en témoignent les trois chevrons de la Michelin ; en outre, elle vient d'être revêtue d'un éblouissant tapis de gravillons blancs que les cyclistes n'ont apprécié que très modérément. Annick et moi avons éclusé quelques gobelets de boisson fraîche et commençons tout de même à nous inquiéter de ne point voir apparaître Dominique. Il va avoir quinze ans et grimpe très correctement, mais peut-être commence-t-il à ressentir la fatigue, car c'est la septième journée de cols à répétition, et encore une fois, il fait très chaud. Le voici enfin, rouge comme un coq et... visiblement furieux contre le monde entier, à commencer par son dérailleur, la D.D.E. locale, ceux qui ont tracé l'itinéraire, et nous deux, qui l'avons amené en ces lieux de torture ! "Enfin te voilà, Domi ! Que t'est-il arrivé ? Tu as eu des problèmes ? Tu as terminé à pied ?" Il n'avait pas besoin d'un surcroît d'humour, le petit coq, et surtout pas d'un sourire entendu. Il pose sans délicatesse son vélo contre un arbre et explose : "J'en ai marre ! Ce vélo, il ne marche pas ! Et qu'est-ce que vous avez à rigoler comme ça ? Si vous croyez que c'est drôle ! Je le répète, j'en ai marre ! Vous ne m'y reprendrez pas ! ..." Cela ne dure pas, bien sûr : quelques fruits, de l'eau fraîche à satiété, un temps de repos bien mérité, quelques photos pour immortaliser "l'exploit", et l'on est prêt à poursuivre la conquête de "l'Edelweiss ariégeois" par Portel, Péguère et consorts. Et le soir même, on se fait des projets de Tourmalet et d'Aubisque. Acte 2 : Cinq août 1986. Les orages qui se sont succédés, presque sans interruption, depuis hier après-midi se sont enfin apaisés. La colère céleste s'était déclenchée juste comme nous franchissions le Passo di Giau et nous avions dévalé vers Cortina d'Ampezzo sous des trombes d'eau. La sagesse nous avait conseillé de chercher un hôtel dans cette ville qui en regorge, et de patienter jusqu'au lendemain pour profiter pleinement de toute la palette colorée des Dolomites. L'impressionnante fantasmagorie des éclairs fulgurants et les coups de cymbale rebondissant du tonnerre nous avaient tenu éveillés durant la majeure partie de la nuit. La brève accalmie matinale n'avait été qu'un soupir avant une coda digne de Richard Wagner qui nous avait contraints à nous accroupir sous la cape avant d'achever l'ascension du Passo Tre Croci. Mais le déluge avait eu un effet heureux. Dès que le soleil s'était montré, dissipant peu à peu les nuées pour rayonner dans l'azur d'un ciel de paradis, c'est un camaïeu de verts qui avait servi d'écrin à la splendeur minérale des Dolomites. Du rose à l'ocre, les trois cimes du Lavaredo offrirent à notre contemplation émerveillée un spectacle d'une rare beauté. Et, vers la vallée, serti dans un cadre de conifères, le lac de Misurina scintillait tel un saphir gigantesque. Nous étions conscients que c'était un moment privilégié, qu'il fallait en imprégner nos sens éblouis, mais aussi tenter de "mettre en conserve" des parcelles de cette magnificence naturelle. Je mettais donc pied à terre plus souvent qu'à mon habitude dans les ascensions, afin de photographier les paysages mais aussi, autant que possible, mes chers et habituels compagnons de route. Pas question toutefois de s'arrêter sur les deux ou trois kilomètres de la route à péage qui grimpe au refuge Auronzo, car le pourcentage supérieur à 20 % aurait compromis la remise en selle ! "Tiens, photographie cette corniche rocheuse !" me disait Dominique, "Là. tu pourrais faire une contre-plongée quand maman va passer.. " Ou encore : " Prends un peu d'avance, tu nous cadreras dans les lacets...". Pas facile pour moi de prendre de l'avance, dans un col, sur un fils qui grimpe comme un chamois, mais, à condition qu'il y mette un peu de bonne volonté et ... s'arrête un peu de pédaler, je veux bien faire un effort. Seulement à l'avenir, il serait bon d'inverser les rôles. Cela me permettra d'être sur les photos !... "En tous cas, nous prendrons chacun notre appareil photo. Toi, Dominique, tu feras les prises de vue sur la route, et moi ... je profiterai des arrêts pour saisir mes clichés !" |
Ainsi fut fait, qui permit à chacun de grimper à sa guise : Annick et moi, sur le mode "diesel", le plus souvent ensemble ; Dominique, plutôt "T.G.V.", soit filant devant à la recherche d'un cadre photogénique, soit chassant à l'arrière, ayant satisfait à sa mission de reportage. Acte 3 : C'est l'hiver à la fin juin 1996, pour ce Brevet Cyclo-Montagnard du Jura. Depuis Lons-le-Saunier, il fait une température glaciale, et au contrôle de Gex, il nous a fallu dix bonnes minutes et deux boissons chaudes pour cesser de grelotter et sentir la circulation reprendre dans nos doigts de pied. Mais ce n'étaient que les prémices. Dans Puthod, les choses tournent au cauchemar. D'abord il pleut, des gouttes qui, peu à peu, se font flocons. Puis il grêle et les impacts sur le casque scandent, sur un rythme inversement proportionnel à mon allure, ma progression vers le sommet de ce col qui me rebute inexorablement, pour la troisième fois en dix ans. Les deux premières fois, j'avais mis pied à terre parce que j'étouffais de chaleur et je sentais mon coeur s'affoler. Cette fois, je suis gelé, mais j'éprouve tout de même le besoin de m'arrêter deux ou trois minutes pour reprendre souffle - idiot que je suis, à moins de 200 mètres du replat et de la petite descente qui précède le dernier ressaut. Annick m'a devancé et m'attend au col. Transis des orteils aux cheveux, malgré les vêtements chauds, les gants d'hiver, les surchaussures et le goretex, nous slalomons entre les flaques d'eau et les plaques de grêle et nous abritons, le temps de deux chocolats chauds, dans une auberge de la Valtay. Nombre de participants assiègent le téléphone pour joindre leurs accompagnateurs motorisés ou des taxis. Ils ont tort, car le soleil, pâle et rachitique mais plein de bonne volonté va percer timidement les nuages. Pas tout de suite, mais après le contrôle ravitaillement de Lajoux, où la chaleur communicative des bénévoles organisateurs fait merveille dans l'indescriptible atmosphère de refuge tiède et odorant qui règne sous les tentes hâtivement dressées pour s'adapter aux circonstances. Nous y retrouvons Dominique qui s'étonne que nous soyons mouillés car lui s'est "envolé" dès que les premières pentes ont dressé le nez, et a échappé, sinon aux nuages, du moins à leurs pleurs. "Ah, vous voilà quand même ! Qu'est-ce qui vous est arrivé ? Vous avez eu des problèmes ? des crevaisons ? Je me demandais bien ce que vous faisiez, car cela fait longtemps que je vous attends !" "Fallait pas rouler si vite mon fils ! Nous, on a pris notre temps... Mais cette saloperie de Puthod, on ne m'y prendra plus ! Tu peux me croire sur parole !" La suite fut agréable, et l'on vit même des vélos redescendre des voitures pour rentrer, triomphants, propres et sans complexe vers Lons-le Saunier. Epilogue : Jean de La Fontaine eût su, mieux que moi, tirer moralité de ces anecdotes. Encore eut-il fallu que la pratique cyclotouriste fût en vogue à la Cour de Louis XIV. Le titre de la fable ? Peut-être, "le Roitelet, l'Aigle et la vieille Buse". J'en imagine assez bien les derniers vers : La Montagne s'entend à bien nous enseigner Que vérité d'hier n'est point celle de demain, Tel qui rit, dans l'Aubisque, le grimpant à sa main, Souffrira mille maux, l'âge venu, dans l'Escrinet. Jacques LACROIX N°1026 de BOURGES (Cher) |