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PREMIER COL

Revue N° 04 Page 09

Chaque minute qui passe est neuve et unique. Pourquoi en prenons-nous conscience trop tard ? Quand saurons-nous en tirer tout le suc et tout le sel ? Quand cesserons-nous de la laisser glisser comme sable du sablier ? Pire comme le vent entre nos doigts ?

Qui, le souvenir ravivé par la lecture d'un ancien carnet de route retrouvé au fond d'un tiroir...
Qui, l'oreille frappée agréablement par un nom entendu au hasard d'une conversation...
Qui, le regard captivé par un point précis sur une carte illustrant un article de revue...
Qui donc enfin, confronté à quelque événement semblable, ne se remémore avec émotion parfois, avec nostalgie souvent sa première ascension de col ? La poussière des années s'est amassée sur nos pas ; blanche pour les jours heureux, grise pour ceux qui le furent moins. En un passé dormant, elle a estompé, parmi bien d'autres, les images de ce présent éphémère et merveilleux. Pourtant, loin d'être effacées de notre mémoire, les voici qui resurgissent brutalement à cette occasion. Elles nous ébouissent de tout l'éclat de leurs couleurs à peine passées. Et nous les regardons défiler, vivantes et chatoyantes, avec le même plaisir que l'on regarde la flamme jaillir des braises réveillées par un appel du vent !
Combien aimerions nous alors recréer les circonstances qui présidèrent au déroulement de pareille fête ?
Combien donnerions-nous pour en revivre chaque minute, en revoir chaque détail autrement que par la pensée ?
Car a travers les grimpées suivantes, plus difficiles, plus prestigieuses, plus envoûtantes peut-être, ce sont les impressions si pures et si intenses suscitées par cette première, que nous avons sans doute cherchées inconsciemment à renouveler.

Hélas, pour qui le tenterait, un tel retour aux sources est plutôt décevant. Pourtant le plaisir ressenti est aussi vif, plus intense encore, parfois. De même que nous apprécions bien mieux un livre, une musique après plusieurs approches. La première nous communique le sens général de l'oeuvre. Les suivantes nous comblent par des détails, des finesses, que nous n'avions pas remarqués précédemment. Et il en est de même des paysages. Mais, en l'occurence, ce plaisir est d'une autre nature. Il reste alors bien peu de ce qui nous avait alors enchanté. Car tout change ! Même si le temps n'a que peu cheminé.

Ainsi, cet arbre dont nous avions admiré le port gracieux ou la sculpturale beauté s'est abattu un jour d'orage. Il n'en reste qu'un long cadavre aux gestes pathétiques. Cette ferme, dont les pierres aux nuances délicates jouaient timidement de leur gamme de gris sur le mur sévère et sombre d'un rideau de sapins, vient d'être recrépie. Il faudra plusieurs saisons avant que les intempéries et la patine des ans ne lui rendent cette couleur du temps qui lui seyait si bien. Ces haies d'aubépines étaient elles si hautes et si pimpantes sous le frimas printannier de leurs fleurs précoces ? Tiens ! Cette autre a été éclaircie ! Elle découpe complaisamment un panorama d'une splendeur à vous couper le souffle dont nous ne soupçonnions pas même l'existence. La courbe de ce tournant a été modifiée. Les remblais recouvrent en partie les murettes dont chaque pierre servait de nid a quelque fleurette. Avions-nous remarqué ce rocher blanc au crâne dénudé, aux tempes assiégées par des lierres envahissants ? Il devait être là, pourtant ! Aujourd'hui les prés ont revêtu la livrée dorée des boutons d'or. Hier, triomphaient orgueilleusement les narcisses, le cou haut tendu vers la lumière. Le simple décalage d'un ou deux crans dans le défilement des heures de l'horloge florale transforme un paysage au point de le rendre méconnaissable ! Ce jour là, il faisait beau et les floconneux cavaliers du ciel exploraient un horizon presque trop bleu. Ou bien il pleuvait. Et le souvenir de cette averse dont nous avions attendu la conclusion à l'abri de cette maison cantonnière, en compagnie d'un vieux bonhomme tirant sur une horrible pipe, n'en est que plus vivace. Mais où sont passés nos cantonniers d'antan ? Nous avions trouvé toute naturelle cette percée du soleil dont les rayons nous avaient permis d'atteindre le sommet dans une débauche de lumière encore humide. Ici, le ruisseau coule toujours, indifférent au versant qui l'acceuille :
Méditerranée ? Atlantique ? A quelques centimètres près, c'était l'autre !
Mais qu'importe la descente, pourvu qu'il en ait l'ivresse. Heureuses d'essayer leurs jeunes forces, ses eaux joyeuses ont bien le temps de connaître toutes les pentes du monde, puisque c'est l'éternité qu'elles chevauchent en écumant !
Mais la vallée nous attire, nous aussi vers des lointains dilués dans une brume indécise et bleutée.
Alors que l'autre fois...

La nature vit, meurt et renaît selon le rythme qui lui est propre. Il n'est perturbé que par la rage dévastatrice de l'homme dont la multiplication et les industries infinies détruisent irrémédiablement tout ce qui l'entoure. Ici, un bois, là un bout de plaine ou un pan de montagne doivent céder le pas au roi de la création. Jamais le soleil ne brillera pour les deux à la fois. Et nous devinons qui éliminera l'autre.

Mais peut-on rêver un instant d'une société stabilisée où nous retrouverions un décor immuable au fil des ans ? (Ainsi que nous conservons quelques sites et paysages, maintenant qu'il est bien tard...)
Lors du pèlerinage envisagé, ressentirions-nous alors des impressions identiques à celles qui marquèrent notre voyage initial? Hélas, non ! Car si la nature évolue peu malgré sa perpétuelle mutation, il est loin d'en être de même pour nous. Et là, le mal est sans remède !

Conserverions-nous intact notre jeunesse de coprs et d'esprit tout au long de notre vie, que notre manière de voir, d'apréhender, de ressentir le monde n'en varierait pas moins insensiblement et malgré nous. Tel spectacle nous émeut aujourd'hui et nous laissait indifférent hier. Ou l'inverse. La vie, ses coups durs, ses joies et ses bonheurs, sa monotonie parfois, module la gamme de nos aspirations, sculpte notre caractère, modèle notre personnalité. Ainsi certains d'entre nous troquent l'amour du beau contre la défroque de la vanité de l'exploit. Ils écrasent d'une pédale rageuse ce qu'ils devraient adorer, le cou tendu vers leur potence, l'esprit encombré de braquets, d'altitudes, de temps et de chiffres. Parfois, ils ne sont là que pour boucher un trou dans leur palmarès ou inonder parents et amis de cartes postales victorieuses. On les entendra un jour : "Le Col du Cygne ? Connais, 2345 m, du 12%, j'ai fait ça en 57 minutes." Quelques uns iront même jusqu'à se "faire voiturer" dans certaines passes difficiles !

Naturellement.les pauvres ne pourront jamais réveiller les sensations passées en supposant qu'ils s'en souviennent. Car ils ont perdu ce qui faisait alors leur bonheur : fraîcheur, naïvetë et faculté d'émerveillement. Mais il y a tous les autres, la multitude. Ceux qui connaissent la beauté de l'effort gratuit sans en être esclave. Ceux qui savent le teinter de cette nuance de spiritualité sans laquelle il ne serait qu'une piètre manifestation instinctive de la bête endormie en chacun de nous. Souvent, ils sont devenus de véritables fous de la nature et de leur sport. Une cime, un arbre, un brin d'herbe les comblent d'aise comme au premier jour. Bien plus même car ils y ont appris la valeur de la vie et la beauté cachée des choses. Ils gravissent donc "leurs cols" à quarante ou soixante ans avec le même amour qu'à quinze ou vingt-cinq. Peut-être s'enthousiasment-ils moins ici. Mais davantage là. Et la balance penche toujours du .bon côté. Le sommet durement gagné - car ils ne sont pas tous des aigles - ils embrassent longuement le payasage, dans tous les sens du terme. Et lorsqu'ils le quittent, à regret, c'est toujours avec un petit pincement dans la poitrine. Car avec un dernier regard - pas un adieu, un au-revoir - c'est un peu de leur coeur qu'ils laissent dans les rocailles. Pourtant, pas plus que les précédents, ceux-là ne jouiront des émotions qu'ils croyaient pouvoir raviver, la montagne fut-elle semblable à celle dont ils avaient souvenance. Mais en compensation, ils garderont longtemps au plus profond d'eux-mêmes, ce sentiment d'ineffable bonheur, marque des grands moments d'une carrière, auprès duquel tout désir nouveau semble inutile et superflu. , Sauf, tout de même, celui de recommencer !

Roger LEBRETON

VILLEBON (91)


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