Après 50 ans de cyclotourisme, je reste convaincu que la montagne est le champ d'action idéal du cyclotourisme et le cyclo alpinisme sa quintessence. Peu importe si cette passion a eu pour origine une certaine idolâtrie pour les "géants de la route" ou si plus tard l'âge ne permet plus des traversées ambitieuses. Il y a certaines impressions qui ne trompent pas et qui restent inoubliables. Les plus fortes que j'ai ressenties sont liées à l’Oisans et aux Dolomites, les deux massifs montagneux que j'ai toujours élus. Quand je parle de l’Oisans, je pense invinciblement au plateau d'En Paris. Je me revois, au départ de Besse ou de Mizoen, sur un chemin de char raboteux, cahotant dans l'immensité des alpages, doublant parfois un minuscule oratoire. Et soudain, à un virage apparaissent le Doiqt de Dieu et les grands glaciers de la Meige. Au premier plan de pauvres masures sont comme écrasées par la majesté de la révélation. On chemine alors comme sur un toit du monde, poussant le vélo avec des glaciers à portée de la main et le ciel au dessus de soi. On rencontre parfois des bergers philosophes et leurs vaches qui broutent l'herbe courte et parfumée, mêlée d'edelweiss On arrive ainsi a Rif-Tord, où une amie de la montagne a élevé un petit chalet hôtel. J'y ai passé une nuit qui n'en était pas une en réalité : une lune énorme et sans le moindre halo inondait de lumière l’alpage où apparaissaient d'étranges séracs qui étaient simplement des mottes herbeuses baignées de lumière argentée. Sous les étoiles innombrables, les glaciers du Mont de Lans et de la Girose avaient presque leur éclat diurne. A l'Est, dans un étroit vallon, se dressaient, élégantes et acérées, les Aiguilles d'Arves. Ce fut une fausse nuit, à la fois laiteuse et argentée, où l'on aurait pu aisément lire son journal. Comme nous étions à 2200 mètres d'altitude et au début de septembre, l’herbe était givrée au petit matin. Mais deux ou trois heures plus tard, je me trouvais près du point culminant du plateau sous un soleil bienfaisant dans l’air "pas remué d'une ride". J'étais sur une arête en face de la plus belle silhouette alpestre d'Europe et de beaucoup d'autres cimes. En me retournant, j'apercevais les Grandes Rousses. A 200 mètres au dessous de moi je pouvais observer le spectacle émouvant de la vie pastorale primitive : près de bergeries à demi ruinées, de petites formes grises se distinguent à peine des pierres, se mettaient soudain à bouger et l'on voyait alors qu'il s'agissait de moutons. Des vaches allaient en procession boire à un lac minuscule qui dominait de mille mètres la vallée de la Romanche dont on devinait l'abîme. Par moments on entendait quelque clarine ou bien les exclamations des bergers qui parvenaient assourdies. J'eus du mal à m'arracher de cette contemplation et à poursuivre la route en direction du Chazelet. Je négligeai même de revoir le lac Lerié, pourtant si beau. Qu'eut-il ajouté à ces instants de plénitude ? En descendant sur le Chazelet, on aperçoit au Nord-Est une foule de hameaux qui semblent s'enfoncer vers les Aiguilles d'Arves : les Terrasses Ventelon, les Hières, le Clôt, Valfroide. Ces villages, dont l'altitude est voisine de 2000 m, ne connaissent plus la misère d'antan. Je sais qu'à Valfroide des bergeries en ruines se paient un bon prix. Si l’on remonte la Vallée du Ga au Nord-Ouest, on trouve successivement le Chazelet, plus Clôt Raffin, naguère en ruines et ou j'ai vu récemment une maison entièrement rénovée, ensuite les trois rivets : d'en Bas, du Milieu, de la Cime et enfin la Buffe. |
Si on en a le loisir, on pourra s'amuser à chercher entre le Rivet de la Cime et la Buffe les ruines des cabanes de Salomon. Ce Salomon aurait vécu au 18ëme siècle et avait la réputation d'un homme très riche qui prêtait aux rois. Il passait pour posséder des mines d'or dans le pays, mines qu'on n'a jamais pu retrouver. Il existe en tout cas aux Petites Buttes un chalet en bon état, lambrissé de mélèzes où l’on peut lire des initiales : P.S. (Paul Salomon ?) et la date 1717 sur les lambris. Mais trêve de légendes ! Au dessus de la Buffe s'élève le col de l'Infernet, le plus beau peut-être de l’Oisans. De là haut, on aperçoit vers le Sud la presque totalité du Massif de la Meije et des Écrins, tandis qu'au Nord-Est se dressent, en voisines, les merveilleuses Aiguilles d'Arves. C'est pour moi un souvenir incomparable mais je ne sais si la traversée est aujourd'hui possible. On m'a signalé que le sentier sur le versant savoyard était éboulé dans un passage délicat. A-t-on des nouvelles récentes de ce côte-là ? Quand je songe aux Dolomites, c'est le souvenir de ma dernière visite en 1957 qui est le plus vivace. Je venais de découvrir l’AIpe de Siusi qui me parait être le cœur des Dolomites. C'est un alpage sans route mais non sans touristes. On y monte en téléphérique d'Ortisei puis un télésiège vous descend en un instant au plateau de l’AIpe à 2000 m d'altitude. Là je reçus un choc tant la vue est bouleversante sur la Sella, les Odle, le Sassolingo, le Seillar. Le ciel tourmenté donnait un relief intense au paysage et j'en oubliai totalement la foire aux touristes. Longtemps je me promenai sur le plateau parsemé de chalets, de pensions. A certains endroits, on croyait toucher du doigt les colossales parois calcaires. Devant ce prodigieux panorama, où se dressaient tant de cimes étranges, colorées, déchiquetées, je crus bien que j'étais en présence de la plus belle région montagneuse d'Europe. Aujourd'hui je n'en suis pas si sûr et c'est bien entendu l’Oisans que me rend moins affirmatif. Le lendemain je me trouvai à 1900 m d'altitude à la bifurcation des cols Gardena et de la Sella. Là encore, c'est un lieu qui connaît les foules et notamment celles du Giro. La route du col Gardena côtoie de gigantesques escarpements de la face Est de la Sella et lorsque j'aperçus le clocher-bulbe de Foscolo se détachant sur les vertigineuses murailles calcaires, je reçus un nouveau choc. C'est, sur le plan de la grandeur, le site le plus extraordinaire des Dolomites. Un peu plus tard, une pluie glaciale mettait fin à mon exaltation. Je devais continuer quelques jours et avec des fortunes diverses, ce voyage dans les Dolomites enchantées. Mais ce sont ces deux moments privilégies qui l'ont marqué; avec ceux que js relate plus haut dans la traversée d'En Paris, il s'agit bien d'une quintessence plus évidemment sur un plan esthétique que sportif et j'y vois la confirmation de la prééminence du cyclotourisme montagnard, Paul CURTET GRENOBLE (38) |