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LE TRICHEUR

Revue N° 06 Page 04

Préambule - Lequel d'entre nous, en détresse momentanée au creux d'un val ou sur un versant trop abrupt, la tête vide et la jambe molle sur le plus petit braquet, lequel d'entre nous n'a jamais rêvé d'avoir des ailes et de se retrouver, par la magie d'un vol puissant ou d'un câble tendu de crêtes en crêtes, au col suivant ou dans l'ultime descente ? Il peut se faire que ce rêve, à l'occasion, se réalise... Mais, comme de tout rêve, qu'en reste-t-il au réveil ?

En bout de piste du terrain de l'Aéro-Club du Comminges, le Rallye 100 CV F.B.K.D.O. vibre doucement au point fixe. La main droite sur le manche tiré vers lui, Godefroy, de la gauche, "sélectionne" les magnétos puis, freins bloqués, fait monter le régime avant de ramener doucement la manette des gaz. Un ultime coup d'œil au dehors; personne en approche; seuls, trois ou quatre corbeaux pyrénéens se tiennent en sentinelles sur le gazon ras de décembre. Un léger voile nuageux de haute altitude tamise l'éclat du soleil sans masquer les lointains qui se révèleront, dans quelques minutes, à l'infini.

Par petites touches sur le frein droit, Godefroy aligne l'avion sur l'axe de la piste ; un ultime arrêt ; devant le capot, la perspective familière des balises. Une poussée rapide, mais sans brusquerie sur la poignée de gaz, un bref contrôle aux freins puis, très vite, le maintien dans l'axe au seul palonnier. Le manche vibre au creux de la paume un peu flasque d'abord, et comme inerte. Et puis, avec la vitesse qui augmente, il s'affermit, résiste mieux ; une légère pression va suffire maintenant ; elle suffit ; les roues ont quitté le sol... A 110 km/h après un court palier à quelques mètres de la piste, l'avion prend son angle de montée. Devant le capot, déjà, les collines du Piémont pyrénéen émergent et se réveillent. A cent mètres, Godefroy rentre lentement les volets et modifie légèrement l'angle de montée ; la vitesse passe à 130, et le "vario" donne presque 3 mètres/seconde. L'atmosphère est très calme, la visibilité excellente. "Un bon jour pour aller sur la chaîne", décide Godefroy. Il vire et met le cap sur le plateau de Lannemezan. Devant lui, monte à l'horizon la borne avancée du Pic du Midi de Bigorre dont l'émetteur de télévision se distingue nettement.

Un ultime coup d'œil sur la gauche ; déjà très bas et très en arrière, presque caché par l'extrémité du plan fixe, le terrain du club se tasse et rétrécit. Godefroy coiffe les écouteurs, ajuste le micro, règle l'émetteur sur la fréquence club et appelle un collègue qui, en bas, lui répondra peut-être... "St Gaudens Club, de Fox-Bravo-Kilo-Delta-Oscar, (F.BKDO), pour vérification signaux...

- Delta Oscar, de St Gaudens Club, je vous reçois cinq, St Gaudens..."

Quelques secondes, le dialogue un peu ésotérique se poursuit. Godefroy indique brièvement sa route : Lannemezan, Bagnères de Bigorre, le col d'Aspin, le Peyresourde, le Balès (!)... Retour prévu dans une petite heure... Dans l'écouteur, la voix familière du collègue au sol grésille encore : "Delta Oscar, bonne route, St Gaudens...

St Gaudens, merci, je quitte la fréquence, Delta Oscar".

Sous l'aile gauche, Lannemezan écartèle ses rues. A droite, les vallées issues du plateau dessinent leur éventail qui s'évase vers les lointains horizons du Gers. Dans l'axe du capot, montent les damiers champêtres du plateau de Cieutat, tranchant par ses cultures ouvertes sur le brun moutonnant des Baronnies. Isolé sur sa haute butte, le donjon carré de Mannezin n'est plus qu'une simple borne car l'altimètre indique déjà plus de 3000 pieds (environ 1000 mètres). Au sud, semblant monter en même temps que l'avion, la barrière pyrénéenne, poudrée de blanc sur ses crêtes, brune et noire à sa base, au gré des versants boisés de feuillus ou de résineux, révèle ses dimensions vraies de muraille hors de proportion avec l'échelle humaine. Par-delà les Baronnies, se creuse déjà la haute vallée de l'Adour. Bagnères de Bigorre tasse au pied des pentes, la géométrie capricieuse de ses toits d'ardoises. Sur la droite, soigneusement tenue à distance par Godefroy, soucieux de ne point pénétrer dans la zone de contrôle de l'aérodrome commercial de "Lourdes-Airport", l'agglomération tarboise s'estompe dons la brume. Mais devant le capot, de plus en plus présent, obsédant, le pic du Midi dresse sa face Nord. Les bâtiments de l'observatoire, dominés par l'immense émetteur TV, se précisent. Godefroy maintient l'avion sur son angle de montée, le régime à 2500 tours, le vario affichant toujours un confortable 2 mètres/seconde. Une fois de plus, comme en semblables circonstances, Godefroy se laisse aller à des comparaisons loufoques : s'il grimpait, à bicyclette, à 2 mètres/seconde ! Et pourtant, son avion est peu puissant, assez paresseux aux approches de 2000 mètres d'altitude...

Les 2000 mètres, il les atteint présentement. Cela lui suffit, en regard des 1500 mètres environ des cols qu'il va survoler.

Il infléchit mollement sa trajectoire vers l'Est, se met en palier, règle le régime moteur et le flettner jusqu'à rendre neutre le manche sous sa paume. La muraille du pic du Midi glisse sur sa droite. Juste devant le capot, la vallée de l'Adour se divise en deux branches au niveau du minuscule village de Ste Marie de Campan. A droite, sinuant vers la Mongie et l'ensellement du Tourmalet, un mince liséré s'échappe du hameau de Gripp, frôle le petit lac d'Artigues et zèbre la forêt sur deux étages ; route du Tourmalet, longues rampes sans accalmie ni concession, lacet de Caderolles, pare avalanches escamotant la chaussée et abritant troupeaux de vaches et essaims de mouches, route chère aux randonneurs, comme tu es dérisoire, vue de haut, dérisoire et pourtant émouvante et fascinante dans ton effort savant, de virage en virage, vers les hautes zones où tu croches ton imperceptible trace dans la célèbre tronchée sommitale !

Inclinant un peu l'avion pour éliminer un reflet gênant sur l'arrondi du cockpit, Godefroy distingue et saute les derniers lacets du col ; il les voit, effectivement, bien marqués en liséré noir dans la mince couche de neige qui recouvre parcimonieusement le haut de la combe. Et puis le cap est mis vers l'Est. Voici Payolle et son lac dans son berceau de pentes tapissées de sapins. Dans la forêt, Godefroy détaille les quatre lacets qui font se hausser la route de l'Aspin de la carrière de marbre vers la combe du col. Minuscule, mais bien visible, une voiture émerge de la sapinière. Y a-t-il quelque cycliste par là ? Çà n'est pas impossible, l'absence de neige, la clémence du temps pourraient le laisser supposer. Du reste, la veille même, Godefroy n'est-il pas venu là avec son épouse, à vélo cette fois ? Ils ont ensuite regagné leur base par la Hourquette d'Ancizan... La Hourquette qui défile précisément sous l'aile droite, au pied même du pic d'Arbizon.

Et puis, d'un coup, en un familier mais toujours saisissant effet, se creuse sous l'avion la vallée d'Aure, ses petits villages piqués sur les pentes ou au long de la Neste, St Lary et le plateau du Plat d'Adet avec sa route en balcon où s'illustra Poulidor. Au Plat d'Adet, les cyclos y étaient aussi, en ce mois d'octobre 1977, pour le rallye de l'Appel des Pyrénées cher au Président d'Honneur de la FFCT, Léon Creusefond. Une fière grimpette, en vérité, propre à donner à réfléchir aux adeptes de trop grands braquets... même vue d'avion, la pente se devine à l'angle très ouvert du lacet qui replie les deux branches du compas au-dessus de St Lary.

Après les lointains, les immédiates réalités du tableau de bord : 50 litres à la jauge, 150 km/h au badin, 2150 tours, le vario sur zéro, 85° au thermomètre d'huile, tout va bien à bord... A nouveau, l'horizon un vrai tour d'horizon, tous azimuts, comme l'a cent fois recommandé à Godefroy son instructeur quand il était "à l'école". C'est vrai, le ciel est vaste, très vaste, les "commerciaux" taillent leur route à des niveaux beaucoup plus élevés que celui où évolue le Rallye ; mais après tout, il fait beau, les aéro-clubs sont nombreux dans la région et des collègues pilotes, même s'ils n'ont pas des motivations extra-cyclotouristes, peuvent avoir envie, eux aussi, de survoler la vallée d'Aure. Evidemment, les routes du ciel sont moins étroites, moins sinueuses que les voies terrestres et surtout, on y évolue dans les TROIS dimensions. Mais quand même...

Eh bien non, Godefroy est seul. Il y a bien, presqu'à sa verticale la quadruple traînée d'un "Jet" qui fait route plein Nord, apparemment vers Paris où iI sera dans une heure. Là-haut, on doit servir les déjeuners. Godefroy y pense car iI est 12 h 30 et il a faim. On peut piloter un avion et avoir faim. Mais avoir faim en vallée d'Aure, en avion, à 12 h 30 et avoir faim toujours à 12 h 30 et toujours en vallée d'Aure, à bicyclette, çà n'est point pareil, surtout, si dans les deux cas, on se dirige vers le Peyresourde. Précisément, juste en avant du bord d'attaque de l'aile gauche, Godefroy distingue le petit pré, sur le bord de la Neste de Louron, où il a coutume de déguster "ses vivres tirés du sac" quand il est en randonnée. Aujourd'hui, c'est inutile. Dans cinq minutes, à plus de 400 mètres sous ses roues, l'échancrure du Peyresourde va défiler assez lentement pour pouvoir en détailler les pentes, les courbes de la route, la haute borne sommitale ; lieux combien familiers, dominés cette fois mais non vaincus, survolés mais point gagnés, offerts aux regards mais plus inaccessibles en fait que lorsqu'il les faut atteindre, le visage ruisselant, à huit ou dix à l'heure, c'est le miracle, mais aussi l'illusion du moteur, la griserie de la maîtrise apparente par le biais d'une merveilleuse mais trompeuse machine; c'est la grande conquête, mais aussi, peut-être la suprême tricherie. Godefroy triche en survolant le Peyresourde. Mais est-ce bien de la tricherie ? Il fait la part des choses, avec toute la lucidité dont il est capable ; pas d'effort physique assurément, mais cet avion, d'autres (et quels autres !) l'ont imaginé, l'ont conçu, en ont construit les ancêtres et l'ont construit lui-même. D'autres lui en ont expliqué, révélé, appris le fonctionnement, l'usage et la maîtrise, lui-même a fait effort pour apprendre à l'utiliser, au modeste niveau qui est le sien et, survolant à ses heures ses cols familiers, il a le sentiment, justifié ou non, de ne point tricher, en tout cas, avec lui-même.

Sous le capot se révèlent le haut Larboust, et au-delà les profondeurs de la vallée de Luchon. Godefroy vire à gauche, plein Nord, escamotant un instant sous son aile droite montant vers le ciel les crêtes infinies du Val d'Aran et de l'Ariège. Maintenant, il longe la ligne de sommets secondaires qui vont du Peyresourde au col de Pierrefitte et à celui de Balès. Au bas d'un versant tapissé de conifères se blottit le village de Bourg d'Oueil d'où s'échappe la petite route pastorale qui se hausse vers le col. En ce mois de Décembre, même peu enneigé, les troupeaux ont depuis longtemps déserté les hautes pâtures. Ici passèrent, en leur temps, des centaines de cyclotouristes dont beaucoup se demandèrent alors s'ils n'étaient point fourvoyés dans un nouveau Sinaï par un faux Moïse... Mais tout ceci, c'est déjà de l'Antiquité…

A la verticale du col de Balès, Godefroy diminue le régime à 1500 tours et met l'avion en descente ; il va, pour rejoindre le terrain, tendre un téléphérique géant et invisible, par-dessus les forêts puis les villages de la Barousse. Le vario indique une chute de trois à quatre mètres par seconde. Au bout de deux minutes, L'ensellement du Balès est déjà loin et haut derrière l'empennage et voici qu'au détour des dernières pentes boisées apparaît la géométrie romane de St Bertrand de Comminges dans sa combe familière…

"St Gaudens CLub, de F.B.K.D.O., pour vérification signaux, bonjour..."

St Gaudens ne répond pas. C'est normal. Il est presque treize heures et les collègues de l'aéro-club sont allés manger. Godefroy va donc accomplir sa procédure de routine, un passage à 400 mètres à La verticale du terrain pour vérifier la "biroute" (la manche à air). Elle indique un léger vent d'Est, comme au décollage. Près des hangars, une seule voiture, la sienne et, en principe, son chien, bête patiente et résignée, qui doit attendre le retour de son volage maître sur le coussin arrière, allongé comme une loutre, le museau entre les pattes de devant.

Réchauffage "carbu", avant-dernier virage, réduction, sortie des becs un cran de volets. Le badin à 110, Godefroy vire à gauche une dernière fois et place le capot dans l'axe de la piste qui monte doucement vers lui. Sous l'avion, défilent les détails familiers de la "finale", un champ fraîchement labouré, une prairie, une clôture, un chemin de tracteurs, un lopin de terre aux vieilles jambes de maïs fraîchement décapitées, les balises de l'entrée de piste. Doucement, le manche est ramené en arrière, le capot remonte vers l'horizon, l'avion très ralenti plane, plane encore un peu. Sur les côtés, les balises défilent, de plus en plus hautes, de plus en plus lentes. Le sol ! sur les deux roues principales d'abord, puis sur la roue avant, l'avion redevient engin terrestre, un peu cahotant, pataud et malhabile. Godefroy vire au frein, roule sur le gazon humide, vire encore près des pompes, stoppe sur le parking ; l'étouffoir ; quelques ultimes sursauts du moteur. L'hélice immobile barre l'horizon comme un grand sabre noir. C'est le silence à peine souligné par le chuintement finissant du "gyro" qui tourne encore. Contacts magnétos coupés, contact général coupé, essence fermée.

Il est 13 h 05. Godefroy déboucle sa ceinture, déverrouille le cockpit. Dehors, il fait presque tiède. Cet après-midi, il fera bon à bicyclette !

Pierre ROQUES

Gourdan (31 )

NOTES DE L'AUTEUR

De même qu'il existe un riche jargon à l'usage des cyclistes, l'aviation possède forcément un abondant florilège de termes techniques. J'en ai volontairement éliminé beaucoup, sans objet. Peut-être est-il utile, néanmoins, de préciser brièvement le sens de quelques termes dispersés dans mon texte.

Fox-Bravo-Kilo-Delta-Oscar (F.B.K.D.O.) : lettres d'immatriculation de l'avion exprimées selon la nomenclature officielle, dite "Code Q".

Le Vario : (Variomètre) Cadran indiquant, en mètres seconde, les vitesses de montée ou de descente.

Le Badin : Compteur de vitesse.

Le Palonnier : Pédales actionnant le gouvernail de direction.

Becs et Volets : Dispositifs placés sur les ailes, pour améliorer la sustentation aux basses vitesses.

Réchauffage "carbu" (du carburateur) : Dispositif de sécurité, actionné lors de la mise au ralenti du moteur, pour éviter tout risque de givrage du gicleur.

Flettner (ou TAB) : Volet compensateur agissant sur le gouvernail de profondeur (montée ou descente).

Pour tout autre renseignement concernant l'escalade des cols par un engin mu autrement que par la force musculaire, s'adresser aux aéro-clubs locaux ou à l'E.N.A.C. (Ecole Nationale de l'Aviation Civile), ou plus simplement à votre garagiste habituel !


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