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LES CINQ TUILES

Revue N° 06 Page 29

C'est un titre pompeux ! A l'heure où j'écris ces lignes, je viens de sortir presque indemne d'une petite Fiat 500, rapetissée par un chauffard un peu éméché. Alors la vraie tuile, quand on l'a vue d'aussi près, on sait mieux ce que c'est, et mon titre paraît un peu dérisoire ! ! !

27 JUILLET 1975, météo excellente. Alors ce sera un cyclo-muletier autour du Wildstrubel, un sommet suisse bien connu des skieurs randonneurs. Avantage pour un vosgien : deux heures de voiture et on est à pied d'œuvre !

Sept heures du matin, Reichenbach... le petit parking réservé aux usagers des CFF me convient parfaitement, et, avec un égoïsme bien français, j'accapare illico un espace qui ne m'est pas destiné. Dès huit heures les pédales tournent rond, avec en toile de fond la majestueuse blancheur de la Blümlisalp. C'est à Adelboden, déjà chaude du soleil matinal en face duquel elle est assise, que survient le premier pépin : une photo, au sommet d'une butte en forte pente, un faux mouvement... et voilà le petit Rollei 35 qui "déroule" dans l'herbe trempée de rosée.

De ricochet en ricochet, il termine sa course cent mètres plus bas par un bond d'au moins un mètre. Pieds trempés, je le récupère, dégoulinant mais apparemment intact.

Et c'est dans un virage de la petite route qui monte à Geils qu'au cours du casse-croûte, je laisse choir mon appareil pour la seconde fois... à nouveau, apparemment sans mal. Au-delà de la station inférieure du télésiège, c'est un mini-ruban fort bien goudronné, mais très raide qui monte à l'assaut du col. Et le 26 x 26, dans ces cas extrêmes, est le seul moyen d'épater les touristes suisses.

Hahnenmoospass -1957 m -10 h 45 parmi les badauds ébaubis et curieux qui voudraient bien connaître mon âge. Non mais ! En face, à l'ouest, l'épine dorsale de la Suisse dans sa partie allant du Wildhorn (3248 m) au Wildstrubel (3243 m). Entre les deux, une dépression nettement marquée : le Rawillpass, mon objectif n° 2. Je note qu'il est enneigé et le contrefort rocheux qui le supporte est si raide qu'on se demande où peut bien passer le sentier et même s'il y en a un ! Photo faite, je pose négligemment le petit Rollei sur le sac de guidon. Malheureusement, quand ce sac est très chargé le guidon est un peu fou ; c'est le cas aujourd'hui, et c'est la nouvelle tuile : la boîte à images tombe pour la troisième fois. Et ce coup-ci, sur une pierre du chemin. La cellule paraît HS, mais pas d'autre dommage interne apparent (la suite me le confirmera, démontrant la robustesse de cette petite mécanique - publicité non payée).

C'est tous freins bloqués - ou presque - qu'est avalé le chemin de terre qui plonge vers l'aval jusqu'à ce que, très vite, il devienne un ruban de macadam étroit et tortueux, mais très roulant. Devinez ce qu'on rencontre en Suisse dans les chemins de montagne un dimanche matin ? Des camions militaires ! A Lenk, à la méridienne, les touristes ont envahi les terrasses ; c'est vrai qu'il fait bon vivre. Remontant le tranquille vallon d'lffigen, c'est à l'Alpenrössli de Färrichen que me sera bouché le trou de midi avec des saucisses grillées et une bonne bière fraîche. Au-delà le chemin, maintenant de terre battue, butte, au pied de la formidable cascade d'lffigen, l'une des plus impressionnantes démonstrations de force de la nature que je connaisse. A voir absolument, dirait Michelin. Au-delà du vacarme et des irisations, il me faut, un peu amolli par les agapes de tout à l'heure, venir à bout de virages à 20 % qui finissent par dominer la cascade. Quelque gravillon suffit à faire patiner ma roue arrière, et les voitures qui me doublent au centimètre ne facilitent pas les choses. Cent bagnoles au moins assiègent le restaurant d'lffigenalp... Il est 13 h 30. C'est désormais un sentier raide mais bien marqué qui attaque la fameuse face rocheuse repérée ce matin. Pousser, porter, porter, pousser... arrêt-photo. J'en profite pour glisser un œil sur ma montre placée dans le porte-carte (mise là pour éviter la condensation sur le cadran) : c'est la quatrième tuile... ma vieille Lip a pris la clé des champs pendant le portage, j'ai beau refaire un petit tour vers l'arrière, rien ! Des promeneurs et alpinistes dévalent de la montagne sans interruption, et je suis vraiment la curiosité du jour.

Parfois, des rires bêtes, mais assez rares. A trois heures (les gens qui descendent ont des montres !), l'altitude 2200 est atteinte, avec elle les premiers névés et bientôt le silence une fois laissée à ma gauche, la trace qui vient du refuge du Wildstrubel.

Le petit lac du Rawill est cerné par la neige et la glace, la cabane du col est encore enfouie et des petites fenêtres on n'aperçoit que le linteau. Altitude 2429; il doit être 4 heures. Heureux mais frigorifié par le petit vent coulis qui profite, lui aussi, de l'échancrure.

Versant Valais, un plan d'au moins deux kilomètres permet de rouler facile lorsqu'il n'y a pas, comme cette année, un enneigement exceptionnel. Le décor a changé et, au-delà de la vallée du Rhône, s'alignent, campés l'un contre l'autre, les prestigieux 4000 du Valais. La malchance veut que les seuls promeneurs soient un couple de Parisiens qui ne trouvent rien de mieux que de régler là leur contentieux conjugal et toute la montagne semble se faire l'écho de leurs divergences irrémédiables. Le soir s'avance lorsqu'un tracé caillouteux et pentu se substitue à la pente douce et s'approche du barrage de Tseuzier. Enfin de l'herbe, des vaches et des brebis ; le vélo redevient porteur et non porté. Pas pour longtemps !

Soudain, un blocage net et brutal, je me sens décoller et quitter ma monture dans une trajectoire parfaitement tracée, si parfaitement même que je retombe exactement sur mes pieds, donc sans une égratignure. Le garde-boue avant (en alu), plié en trois, bloque la roue en deux endroits. C'est un bout de tuile - authentique - qui a fait ricochet sous la roue et s'est coincé entre le garde-boue et le pneu, bloquant instantanément la mécanique. Dérisoire : la cinquième tuile de la journée n'est qu'un médiocre morceau de tuile, un vrai, en chair et en os, si j'ose dire !

Mais la journée est finie, l'étape aussi et, l'aluminium redressé à coups de marteau à la bergerie toute proche. C'est dans la tiède ambiance familiale et la fraternité du restaurant dortoir du barrage que se termine la soirée.

La justification du titre s'arrête ici, mais sachez en quelques mots ce qu'est la deuxième étape. D'abord un long tunnel tout noir (ne quittez jamais du regard le trou de sortie et écartez les coudes) , puis la descente sur le Valais dans le frisquet matin, avec l'arrivée sur Sierre, face au soleil levant, au milieu des vignobles. A la sortie, à gauche par Waren, petit village de vignerons, belle route en corniche qui vous hisse à 1400 m d'altitude, dans la jolie station de montagne de Leukerbad (Lo èche les Bains). Au-delà c'est le sentier qui, par des miracles d'équilibre, parvient à aller et venir dans la formidable paroi rocheuse en haut de laquelle se devine mon troisième objectif : le Gemnipass.

Dans une lettre datée d'Avril dernier, notre camarade BRIOUD me disait entre autres : " J'espère bien que vous ne crapahutez pas en Valais avec des souliers cyclistes. Depuis des années, je rêve d'aller dans ce massif passer la Gemmi, le Rawill, etc... Cette année, peut-être...".

Pour ce qui est des cols, je suis ravi de lui dédier ce récit ; pour ce qui est des souliers, j'ai abandonné cette fois-ci, et par prudence, le type cyclo pour une chaussure basse à semelle caoutchouc à grosses sculptures, et je m'en félicite vivement car dans certaines conditions, quelques passages d'aujourd'hui pourraient être dangereux en chaussures à semelles lisses. En tout cas, c'est le premier truc cyclo dans lequel j'aperçois les virages du sentier en contrebas en baissant seulement les yeux, et en regardant entre mes jambes !!! Une photo inattendue : celle d'un chamois en perdition dans ce dédale.

A 11 heures, j'émerge au col (2316 m) parmi tout un petit monde que dépose là le téléphérique de Leukerbad. Un peu à l'écart, un vieux Suisse de Romandie est assis sur un pliant et fait joujou avec des pinceaux et des gouaches. Il me raconte qu'en 1938, c'était la mode de faire la Gemmi avec un vélo. Il aurait même vu y hisser un tandem ; les deux équipiers auraient, paraît-il, mis deux jours et bivouaqué dans le sentier ! ! !

L'intérêt de ce col est qu'en versant nord, vous redescendez en vélo, par un très bon sentier sur plusieurs kilomètres, jusqu'à l'hôtel Schwarenbach d'abord (une bonne soupe et un bon "fendant"), puis jusqu'à Stock (1800 m). Après, le sentier est raide mais vous pouvez fort bien, sans démériter, descendre à Kandersteg... en téléphérique. Une heure après c'est Reichenbach et la fin d'une merveilleuse cyclade... et aussi d'un bienfaisant tête-à-tête avec soi-même.

André VOIRIN

Gerardmer (88)


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