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Un ami

Revue N° 08 Page 30

L'hôtel semblait confortable et accueillant avec sa cheminée où flambait un bon feu de bois et ses lampes à pétrole aux abats jour décorés d'oiseaux multicolores (cela se passait aux environs de 1920 quelque part en Haute Provence). Certainement plus accueillant que dehors où la nuit commençait à tomber, tandis que le vent du nord poussait devant lui de lourds nuages chargés des froides pluies de l'automne. Le Disciple se chauffait au coin du feu, mais son front était soucieux. Qu'est-ce que le Maître allait encore trouver pour prolonger cette étape déjà suffisamment longue et sur des routes dont on a bien du mal à s'imaginer de nos jours ce qu'elles furent il y a une soixantaine d'années.

Le Maître en ce moment était dans la cabine téléphonique : "un coup de téléphone à ami" avait-il expliqué d'un ton laconique, celui qu'il prenait toujours lorsqu'il était sur point de prendre une décision dont le bon sens échappait au commun des mortels. Cela, le Disciple le sentait ; ce confortable hôtel, cette bonne table au coin du feu, ce ne serait pas pour ce soir, il faudrait repartir, sans trop savoir où, et les premières gouttes de pluie commençaient à couler discrètement le long des vitres.

Si le Maître n'était pas encore un vieillard, le Disciple n'était plus un tout jeune homme, approchait la trentaine et quatre années de guerre avaient marqué ses traits plus que les ans. Combien de fois avait-il pris la ferme résolution de “laisser tomber” ce Maître envahissant, mais qui lui avait tant appris et qui ne s'assagissait pas avec les ans. Mais c'était chaque fois même chose ; il suffisait que le Maître dise : "alors, on y va" pour que le Disciple gonfle les pneus et graisse la mécanique. C'est précisément ce que le Maître claironna en sortant de cabine : “alors, on y va”. Et le Disciple quitta le coin du feu et suivit le Maître non sans avoir poussé un soupir plus éloquent que tous les discours qui d'ailleurs n'auraient servi à rien.

Le Maître daigna quand même donner une explication. Il tenait à rendre visite à un ami qu'i n'avait pas vu depuis deux ans, qui s'appelait Pétrus et qui résidait à 25 kms de là, dans un village portant le nom d'un saint inconnu ailleurs que dans les Céleste Bottin, suivi d'un inquiétant “... en Montagne”. Le Disciple crut cependant utile de s'inquiéter sur le profil de la route qui conduisait à cet “... en Montagne” et surtout son altitude. Le Maître concéda que ça montait, mais quand même pas pendant 25 kms. Non bien sûr, au contraire ça commençait même par une descente, ce qui ne fit que renforcer les appréhensions du Disciple.

Lorsque commença la montée, la nuit était complètement tombée et bien qu'il fut à peine 9 heures, dans ces bois tout noirs, on se serait cru en plein milieu de la nuit, voire même dans un autre monde où ils étaient les seuls rescapés de l'humanité. Seule la pluie était là pour leur rappeler que l'on était encore sur terre. Ils avaient bien tenté d'allumer leurs lanternes, luxe suprême pour les vélos de l'époque, mais ces lanternes à carbure - fabrication du Maître dont ce n'était pas le métier fumaient plus qu'elles n'éclairaient et la pluie se chargea bien vite de décréter le couvre-feu. Sans oublier les pélerines en gros drap que la pluie alourdissait au fil des kilomètres et si encombrantes quand on n'avait plus besoin d'elles.

Le Maître roulait devant et le Disciple un peu en arrière tout seul non, sans raison ; quel diable pouvait bien pousser le Maître à se choisir des amis dans les endroits les plus invraisemblables ? Et ce Pétrus, qui était-il ? Avec un nom pareil, sûrement un bolchevik, un espion peut-être ?

La Révolution d'octobre n'était pas si loin et la Grande Guerre ayant fait table rase du Péril Jaune, il nous fallait bien un autre épouvantail
pour se faire peur et lointain de préférence. Les Bolchevik arrivaient à point pour assurer la relève. Cependant, le véritable épouvantail, il ne devait pas tarder à se manifester, à notre porte celui-là et on ne le vit que le jour où il franchit notre porte.
“Nous y voilà” annonça soudain le Maître. Décidément il avait un singulier flair le Maître pour sentir que l'on était dans un village. Il y faisait tout aussi noir qu'en pleine forêt. Le Disciple qui commençait à avoir faim s'inquiéta du gîte et du couvert car il n'y avait certainement pas d'auberge dans ce pays : “chez Pétrus, il nous attend” expliqua le Maître.

Dans le noir, le Maitre frappa à une porte. Un rai de lumière troua enfin la nuit, le Maître suivi du Disciple entra dans une pièce basse aux murs et au plafond noircis par les ans si ce n'est les siécles. Là il y avait un couple très âgé qui accueillit le Maître avec une joie visible. On fit les présentations, mais il manquait Pétrus : “ Il doit dormir avec les moutons expliqua la vieille dame, je vais le chercher”. Un bien singulier ami ce Pétrus qui attendait ses amis en ronflant dans la paille avec le troupeau ; sûrement que c'était un émigré Russe que l'on avait embauché comme berger, mais où donc le Maître l'avait-il déniché celui-là ? Il n'en avait d'ailleurs jamais parlé.

Pendant que l'on réveillait Pétrus le Disciple remarqua dans un coin, sur un guéridon luisant de cire, ce qui contrastait avec le reste, un superbe téléphone à manivelle, qui avait un air quelque peu déplacé dans ce décor médiéval. Ce n'est que le lendemain que le Disciple vit sur la porte une plaque des P.T.T. signalant que la cabine du village se trouvait là.

Et Pétrus fit son entrée . . . en baillant et en étirant ses pattes, cependant que le Disciple se cramponnait à la table luttant contre la syncope ; car Pétrus était un chat que le Maître caressait avec un plaisir évident, l'appelant “mon vieil ami Pétrus”, lequel tout heureux d'être caressé, ce qui ne lui était sans doute pas arrivé depuis deux ans, se frottait en ronronnant contre les guêtres trempées du Maître, non sans loucher avec inquiétude vers l'autre inconnu dont le regard brillait d'une lueur “chaticide”. Elles sentent cela les bêtes et en ce moment Pétrus sentait bien que le Disciple ne lui voulait pas du bien.

Si encore pensait le Disciple, ce Pétrus avait été un superbe Persan bleu à la fourrure longue et soyeuse, ou un Siamois au regard bleu presque humain, voire même un modeste Européen qu'à cette époque on appelait tout simplement “Tigré” ; mais pas du tout, Pétrus était un affreux matou maigre, au pelage d'un jaune terne dont les oreilles et le museau s'ornaient de glorieuses cicatrices, souvenirs des combats livrés contre tous les Pétrus du village.

Quant au reste de la journée - et de la nuit -, il fut à l'avenant : repas plus que frugal, gouttières au-dessus du lit, un lit qui aurait paru dur à un moine trappiste, sans oublier le clocher voisin qui sonnait tous les quarts d'heure avec un fracas à assourdir Quasimodo lui-même. Et dire que c'était pour en arriver là que l'on avait bravé la nuit, la pluie, les mauvaises routes . . .

Depuis bien des décades ont passé. Il y a bien des années que le Maître a quitté ce monde (Pétrus aussi). Le disciple est devenu un très vieux Monsieur, qui vit seul avec ses souvenirs et une vieille gouvernante guère moins âgée que lui. Elle a amené son chat avec elle ; non pas un superbe Persan bleu à la fourrure . . . (voir plus haut) mais un affreux matou, maigre, au pelage d'un jaune terne dont le museau et les oreilles s'ornent de glorieuses cicatrices etc . . . qui à l'origine s'appelait prosaïquement Minet mais que le Disciple a rebaptisé, on ne sait trop pourquoi ... Pétrus.

René LORIMEY

Villeurbanne (69)


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