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Sensations exotiques

Revue N° 08 Page 46

Samedi 5 janvier 1980 - 6h30. J'enfourche ma bicyclette, et me voilà parti pour une nouvelle aventure montagnarde, la première de cette nouvelle année.

Il fait chaud. Très chaud déjà, même ...
Pardon ! J'avais oublié de préciser que je me trouve à 7 000 kms de nos montagnes bien aimées, qui sont le pain quotidien (ou presque) de nos étés. Je pédale précisément maintenant aux Antilles, dans l'île de la Guadeloupe, quittant à présent les faubourgs constitués de baraquement en bois de Pointe à Pitre, déjà éveillée.

Objectif de la journée : “ La” Soufrière, volcan devenu célèbre il y a trois ans ...
Vous vous souvenez ? La polémique Haroun Tazieff, Gouvernement sur l'évacuation générale de l'île (350 000 habitants) qui devait exploser !

Affaire ancienne. A présent, la petite route qui conduit à proximité du cratère est réouverte, pour la plus grande joie des touristes en mal de sensations fortes. Il y a quelques jours, j'y suis moi même allé (en voiture, j'avais honte) conduit par un ami autochtone, et les pourcentages de la route m'avaient tellement impressionné ... que me voici à bicyclette aujourd'hui.

Pointe à Pitre est derrière moi à présent, je franchis les marais de la rivière salée entourée de toutes parts par une mangrove aussi belle qu'inquiétante.

Peu à peu je pénètre dans les immenses champs de canne à sucre de la Basse Terre, partie sud de la Guadeloupe bien mal nommée car c'est une véritable montagne dans la mer. Ceux-ci sont en pleine floraison, et le spectacle de ces millions de fleurs de duvet blanc est superbe dans les premières heures de la journée. Au dessus de moi, la chaîne montagneuse de l'île, recouverte d'un épais manteau de forêt vierge, avec une échancrure entre deux monts coniques (volcans éteints), le Col des Mamelles, 586 m, unique col routier de l'île, franchi par deux reprises ces derniers jours (une fois par côté, pas de jaloux), et par une chaleur suffocante bien sûr. La route, très belle, est déjà éprouvante.

Relief “Pays Basque” pour ceux qui connaissent ... avec des pourcentages encore plus sévères. Un concert de voitures me doublent et me croisent à présent, les guadeloupéens sont extrêmement motorisés, et je dois faire très attention car leur conduite est telle que les garagistes pullulent ici ... et font recette.

Un point négatif, un point positif : les chiens, très nombreux, sont d'une indolence à ravir, et vous regardent passer sans manifester la moindre velléité, l'œil un tantinet compatissant.
J'arrive à Sainte Marie, le paysage vient brusquement de changer, les champs de canne à sucre viennent de faire place aux bananeraies ... sans bananes actuellement, malheureusement pour moi.

Sainte Marie : Deux surprises :
1) Une averse si soudaine que je n'ai pas le temps de me mettre à l'abri (il pleut et il y a du soleil tous les jours ici).
2) Une statue à la mémoire de Christophe Colomb m'attend sur la place du village. Elle m'apprend qu'il a posé pour la première fois le pied sur le continent américain ici précisément, en 1942, et nomma 1'lle “San Guadeloupe”.

Rafraîchissement involontaire et surprise passée, me voilà reparti. Quelle végétation ! Tout pousse ici, l'humidité ambiante, extraordinaire, donne à la nature son exubérance excessive, mais si belle.

J'arrive à Bananier, petit port de pêche typique. Sur la grève, de grosses barques peinturlurées de couleurs très vives prennent un bain de soleil. Sur la droite, une falaise de roches volcaniques domine une plage de sable fin provenant des mêmes roches, c'est à dire d'un noir profond, où battent d'énormes vagues soulevant une écume d'un blanc intense. Contraste étonnant.
Une grimpée très dure à la sortie du village me permet de me hisser 3 kms plus loin à Trois Rivières, bourg commerçant typique, lui aussi. M'y accueillent des maisons coloniales tout en colombages, blanches à fenêtres vertes ou rouges, et avec bien sûr le toit que l'on retrouve partout aux Antilles : des tôles soigneusement peintes couleur bordeaux : l'ensemble est superbe. De là, nous dominons la mer Caraïbe, à pic en contrebas sous les bananeraies accrochées à la montagne. Sur la droite les Monts Caraïbes derrière lesquels se trouve le port de Basse Terre. Et derrière moi, la Soufrière, recouverte de forêt tropicale dense. Je traverse prudemment l'embouteillage quotidien créé par le marché en pleine fébrilité matinale, et haut en couleurs ; une nouvelle descente, puis la grimpée à travers les bananeraies reprend. De temps à autre, une échappée sur les îlots des Saintes, archipel paradisiaque situé à 5 ou 6 kms en mer. Il fait chaud. Vraiment chaud. Pas de vent. Soudain, Eurêka ! une cascade jaillissante m'apparaît au détour d'un virage. Je me précipite et bois goulûment. Pouah! l'eau est pure, mais chaude !!

Mon bidon, lui, l'est déjà depuis longtemps ...

Arrivée à Gourbeyre, d'où je rejoins en 6 kms de route du meilleur genre “Montagnes Russes fortes sensations”. Saint Claude, cité résidentielle et village le plus élevé de l'île (600 m à pic au-dessus de Basse Terre). St Claude où me surprennent les nuages, où ceux-ci me coincent, plutôt un véritable orage tropical s'abat sur moi (c'est vrai que les gouttes d'eau y sont très grosses). Je me cache.

L'orage passe mais la pluie subsiste. Tant pis. Ou plutôt tant mieux, il fera moins chaud. J'y vais. Il reste 6 kms et plus de 600 m de dénivelé à avaler. Au sortir de St Claude le paysage change brusquement, fini les bananeraies, fini les charmantes maisons coloniales au balcon invitant au farniente, le mince bandeau de la route en lacets se débat au milieu d'une forêt vraiment vierge, d'une luxuriance inouïe : des arbres aux troncs énormes, des plantes aux feuilles mesurant 1 m x 0,80 de large, des fougères qui sont des arbres de 4 à 5 m de haut, des lianes enchevêtrées dans tous les sens, je vous le dis : une forêt i-nex-tr-ca-ble !
Même si l'épaisseur de ce manteau végétal m'empêche de jouir du panorama qui doit être superbe, cela est beau, cela est très très beau.

La pluie a fait fuir les touristes, je suis seul au corps à corps avec la forêt très impressionnante. Et le pourcentage fort respectable de ce tapis en bitume. Il pleut toujours, et avec l'altitude la température décroît fort heureusement, en bas c'était un véritable sauna.
Tout à coup, après un passage sur 100 m environ à 25 % minimum, (30 x 28, debout sur les pédales, rotation des manivelles pas évidente du tout) le choc : des arbres calcinés partout, des blocs de rochers dans tous les sens, d'énormes “saignées” dans la montagne, où est passée il y a peu la lave en furie, et au-dessus de ma tête, flou à travers les nuages, le sommet du volcan, si proche qu'il en est encore plus menaçant. Personne ici, au terminus de la route. Quelle étrange ambiance ! Une sorte d'angoisse inavouable vous prend aux tripes. Il y a trois ans la nature se déchaînait ici, dévorant toute la forêt alentour, il n'en reste que des squelettes noircis et fantomatiques ....

Une échappée dans le ciel me fait découvrir un paysage fantastique : la mer des Antilles baignée de soleil là-bas, les îlets de rêve de l'archipel des Saintes, et par derrière, l'île de Marie Galante, puis l'île de la Dominique, où se déchaîna le cyclone “David”.
Les nuages se referment sur moi. Il ne pleut plus. Vite une photo du vélo devant le cratère, et j'entame une descente. J'ai faim, j'ai très faim. Vivement Basse Terre et une bonne table !

P.S. Je rentrerai à vélo dans l'après midi par le côté opposé de l'île, franchissant au crépuscule pour la troisième fois le Col des Mamelles, et arrivant à Pointe à Pître de nuit. Ce vélo étant le mien, bien entendu, il m'y avait accompagné tout exprès par avion !

Alain MIGOT

TABANAC (33)


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