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LES FOLLES CONSEQUENCES D’UN ENNUI MECANIQUE

Revue N° 09 Page 04

Connaissez-vous Dormeyat ? Non, bien-sûr et j’aurais probablement traversé ce village sans attrait particulier sans y prêter attention si le malencontreux hasard d’une panne ne m’avait obligé à y faire étape. Disons que c’est quelque part dans le centre de la France .

Cela se passait un samedi en fin d’après-midi, lorsque ma roue libre me refusa tout service et me voilà pédalant dans le vide avec tout juste assez d’élan pour atteindre les premières maisons de Dormeyat et le magasin d’un marchand de cycles assez inattendu en un lieu aussi retiré. Dans mon malheur, j’avais quand même de la chance, du moins je le croyais. J’étais à peine entré dans le magasin qu’une voix venue de l’arrière boutique m’apostrophait par un : « Qu’est-ce que c’est ? » glapi sur un ton beaucoup plus usité chez les concierges que chez les commerçants. Une minute s’écoula quand apparut enfin un personnage entre deux âges à la mine aussi renfrognée que celle d’un plantigrade. J’ eus à peine le temps de lui exposer le but de ma visite qu’il explosa littéralement : « A six heures du soir, mais vous n’y pensez pas ». J’eus beau lui expliquer qu’il n’était que six heures moins cinq , que je pourrais très bien faire le travail moi-même s’il acceptait de me vendre une roue libre et me permettre d’utiliser son outillage quelques minutes, rien n’y fit. A bout d’arguments, je lui demandais de m’indiquer où se trouvait son confrère le plus proche. Pour toute réponse, il me poussa presque dehors et me claqua la porte au nez, et pas au sens figuré du terme mais au sens propre, la porte vitrée s’arrêtant au ras de mon appendice nasal. Pour achever le tout, deux tours de clé au verrou et autant à la serrure. A deux pas de là se trouvait un tas de pierres ; comme j’ai regretté ce jour là d’être si peu doué pour les gestes voyoucratiques.

Il y avait aussi un hôtel à Dormeyat, un hôtel d’aspect un peu vieillot où la clientèle ne devait guère se bousculer. Il ne me restait plus qu’à aller y demander le gîte et le couvert. La patronne m’impressionna quelque peu ; elle me dépassait de dix bons centimètres, des bras de boulanger avant l’invention du pétrin mécanique et le verbe haut et sonore. Le gîte ne posait aucun problème mais pour le couvert, il y avait un petit ennui. La salle à manger était occupée par un repas de famille d’une trentaine de couverts et elle ne pouvait pas imposer la présence d’un inconnu, fut-il le meilleur des hommes à ces gens-là . J’eus la bonne idée de lui raconter la réception que m’avait réservée le vélociste (hum) du village. Alors ce fut l’explosion : « Ah cela ne m’étonne pas de lui, ce vieux porc, ce vieux etc…il va bien faire fuir tous les touristes déjà pas si nombreux, cet espèce de !!!. Elle avait le verbe pas seulement haut et sonore l’aubergiste mais aussi passablement coloré. Du coup, mon couvert ne posait plus de problème, on me servira à la cuisine, et je n’irai pas me coucher le ventre creux et je vous ferai un prix d’ami, et quand il y a pour trente, il y a bien pour trente et un.

Tout en s’affairant au milieu des casseroles, elle me raconta sur son voisin les plus épouvantables histoires . Elle lui vouait la plus solide rancune depuis un jour, quelques années plus tôt, où elle lui avait apporté une vieille bécane à remettre sur roues : « Allez la faire réparer où vous l’avez achetée » avait grogné le plantigrade. Elle eut beau lui expliquer que cette bicyclette était un cadeau de mariage que l’on avait fait à sa mère en 1919 et qu’elle avait été achetée à la « Manu » de St Etienne, le plantigrade lui avait claqué la porte au ras du nez, ce qui ne l’aurait guère arrangé vu qu’il était déjà passablement aplati.

Décidément, c’était une vocation chez ce type là d’abîmer le nez des clients et pour terminer cette inquiétante prédiction : « un jour, je finirai par lui casser la gueule ». J’appris aussi, ce qui était moins réjouissant que le plus proche mécano était au chef-lieu du canton, à quinze kilomètres, belle séance de footing en perspective et que le lendemain dimanche, il était sûrement fermé. Il ne me restait plus qu’à me rattraper sur le repas, un vrai banquet, je bénéficiais du repas de famille. D’ailleurs, on ne semblait pas s’ennuyer dans la grande salle ; on riait, on plaisantait, on trinquait gaillardement ; sûrement que chacun allait chanter la sienne. Ce n’est pas tous les jours la noce, j’en avais d’ailleurs vu trois dans les villages que j’avais traversés. Tous ces joyeux dîneurs allaient me refaire le coup de la noce à Maryvonne ; une nuit blanche vieille de deux ans. Cela s’était passé dans un hôtel de Landerneau, quel bruit on avait fait cette nuit là à Landerneau, à croire que l’on remariait une veuve, pourtant elle était jeune et jolie la Maryvonne. Cela s’était terminé avec l’aube après que le grand père qui avait un peu forcé sur le muscadet eut achevé un récital de biniou plutôt discordant. Espérons qu’à Dormeyat ce sera moins long.

Ce fut même moins long que je ne le pensais. J’avais tout juste gagné ma chambre quand j’entendis des claquements de portières de voiture, des bruits de moteurs, quelques éclats et tout rentra dans le calme.

Peu après, j’entendis des pas dans la chambre voisine, puis des rires étouffés.. puis les grincements significatifs d’un sommier métallique fatigué par bien des nuits de noce . Car cela ne faisait aucun doute, c’était les jeunes mariés qui occupaient la chambre voisine. Les rires étouffés se prolongèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit et le sommier métallique se livra à un vrai récital de musique de chambre. J’aurais sans doute trouvé cela drôle si la pensée des quinze kilomètres à pied qui m’attendaient ne m’avait ramené à des considérations plus austères.

Le lendemain en prenant mon petit déjeuner, j’affirmais à la patronne que j’avais très bien dormi, que la soirée de noce m’avait paru bien courte et que les jeunes mariés avaient été bien sages. J’allais peut-être y ajouter une allusion discrètement égrillarde sur les bruits du sommier mais à ce moment mon hôtesse prit une mine tellement effarée que je m’arrêtais net, flairant la catastrophe : « Mais monsieur, s’exclama-t-elle, ce n’était pas un repas de noce mais un repas de funérailles, vos voisins de chambre étaient la fille et le gendre du défunt, ce ne sont pas de jeunes mariés, ils ont un fils qui fait son service militaire ».
Kolossale Katastrophe, il y a des jours où l’on manie la gaffe avec plus de dextérité qu ‘un vieux marinier. Etait-ce de ma faute si le samedi est le jour des mariages, et si la veille j’en avais rencontré déjà trois et si le grand-père venait enfin d’abandonner à sa descendance un héritage si longtemps attendu ?

Il était temps que je quitte Dormeyat avant d’avoir déclenché un cataclysme mais le processus en était trop engagé pour s’arrêter. Pendant que dans la remise je bouclais mes sacoches, des cris, des interjections fort malsonnantes, des épithètes que la plus élémentaire décence m’empêche de répéter éclataient dans la rue, proférés par une voix au timbre haut et sonore et je sortis juste à temps pour voir ma bonne aubergiste expédier un superbe doublé gauche-droite sur le nez du marchand de vélos. Enfin, c’était bien son tour à celui-là de se faire cabosser le nez. De la part d’une « faible femme », le cou de griffe ou le tirage de cheveux (inopérant car le mécanicien était chauve..) eut été plus indiqué. On aurait cru voir Mohamed Ali en personne, elle en avait à peu près le poids, partant à la conquête du titre mondial.

Sans réfléchir et surtout par la force de l’habitude, je sautais en selle n’ayant pas la moindre envie de continuer à jouer le rôle du détonateur dans cette poudrière villageoise et sans plus penser que ma roue libre cassée allait m’obliger à mettre pied à terre au bout de quelques mètres mais là…miracle, elle accrochait.

Je parcourus ainsi mes quinze kilomètres à une moyenne hautement contemplative, osant à peine frôler mes pédales, tremblant à l’idée que si je faisais roue libre, cela ne raccrocherait peut-être plus. Il y eut quelques ratés qui me donnèrent des sueurs froides. Je trouvais cela parfaitement idiot vu que je ne pourrais pas me faire dépanner avant le lendemain, j’avais bien le temps d’arriver et pourtant dès les premières maisons du chef-lieu de canton, j’eus l’impression que le miracle allait continuer. Je passais d’abord sous une banderole portant l’accueillant slogan « Soyez les bienvenus » que j’appréciais d’une façon plutôt mitigée, puis sous un arc de feuillage, puis d’autres banderoles, des guirlandes, des oriflammes, puis une troupe d’adorables petites majorettes suivie d’une fanfare tonitruante. Distrait par ce beau spectacle, je me trouvais soudain au milieu d’un peloton de maillots bariolés et de vélos rutilants, le tout baignant dans l’odeur de l’embrocation. Inutile de dire qu’avec mes roues de 650 et mes sacoches, je ne passais pas inaperçu. Quelques lazzis partirent des rangs du public : « T’arrive juste, on t’attendait pour donner le départ » gouailla l’un d’eux mais quand j’entendis un quidam braire : « Vas-y le diplodocus », je me fâchais « C’est comme ça qu’on est les bienvenus ici, vous feriez mieux de m’indiquer où je peux me faire dépanner ici » et je leur montrais ma roue libre qui tournait désespérément dans le vide, sans appel cette fois.

Et bien oui, j’étais le bienvenu. Le vélociste du coin flairant qu’il allait faire des affaires avec tous jeunes coureurs, grands casseurs de matériel, était resté ouvert. Pendant qu’il remettait mon vélo en état de remplir sa mission, je lui racontais mon équipée de la veille, l’accueil plutôt réfrigérant de son confrère, ce qui ne sembla pas le surprendre et le pugilat final mais passant sagement sous silence le joyeux repas de funérailles et le sommier métallique.

Je n’étais pas encore au bout de toute cette série d’incidents loufoques. L’histoire du combat de boxe entre l’aubergiste et le mécano l’amusa beaucoup et il me raconta une chose qu’un cervelet de diplodocus n’aurait jamais imaginée.

Il y a une douzaine d’années, la patronne de l’auberge s’appelait le patron…mais à la suite d’on ne sait trop quel incident indépendant de sa volonté, il avait dû opter à son grand regret pour le sexe opposé. Voilà qui en expliquait des choses : ces solides biceps, ce verbe haut en couleur, ce nez en pied de chaudière campagnarde et cette prédilection pour le crochet du droit. C’était simple mais comme l’a dit Christophe Colomb : « Il fallait y penser ».

Et le plus insolite dans toute cette histoire c’est qu’elle est vraie.. sur bien des points. Cela s’est passé au printemps 1975, à Dormeyat, quelque part dans le centre de la France.

Ami cyclo, si un jour vous traversez ce village, ce qui m’étonnerait vu que le col le plus proche est à 80 km au moins, n’y tombez pas en panne et surtout soyez très poli avec l’aubergiste, sinon…

En conclusion, nous avons tous connu au moins une, voire plusieurs histoires insolites ou hors du commun, au cours de nos voyages. Si on pouvait toutes les réunir, quel merveilleux recueil on en ferait, tout comme ceux de nos illustres confrères en histoires extraordinaires que sont Pierre Bellemare ou Edgar POE. Ce n’est qu’une suggestion bien sûr.

René Lorimey

Villeurbanne (69)


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