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ALTITUDE 3000

Revue N° 09 Page 36

Trois mille mètres… Altitude qu’on atteint rarement à bicyclette, à moins de cycler au Caucase, au Népal, ou mieux au Pérou. Dans le massif alpin, à cette altitude, on a largement passé la frontière des névés et des glaciers. Les amateurs de hautes cimes à bicyclette n’auront que de rares occasions de hanter la « très » haute montagne, sauf bien entendu s’ils pratiquent le cyclo-muletier, terme au sens assez ambigu, mais qui a le mérite de rendre hommage à ces nobles bêtes qui nous ont précédés sur les sentiers de montagne.

Col Sommeiller 3009 m

Ces trois kilomètres au-dessus de notre Méditerranée, le cyclo peut les atteindre sans trop de difficultés par une piste en terre battue partant de Bardonecchia. Par difficulté moyenne, il faut entendre que bien des itinéraires de la région sont plus raides et plus rugueux.

C’était en 1976. Les travaux du tunnel routier de Fréjus battaient leur plein, et le bruit de la soufflerie d ‘aération vous assourdissait sur trois bons kilomètres. Enfin, voici les alpages où le seul bruit est celui des clarines, alliant les tintements légers des clochettes aux sons graves des bourdons.

Longue ascension au fond de cette vallée au débouché invisible. Facilité de la progression sur une piste au sol suffisamment meuble pour être qualifié de confortable. Allure lente à souhait car rien ne presse, et il fait bon guetter les marmottes au détour du chemin.

Mais il faut compter avec les nuages qui s ‘amoncellent sur les sommets environnants. Les derniers lacets semblent plus durs alors que tout s ‘assombrit très vite. Au refuge du col, c’est une tempête de neige qui m’accueille, et le glacier du Sommeiller est à peine visible.

Luxe des boissons chaudes bien à l ‘abri du refuge. Il neige de plus en plus. Douce chaleur du poêle. Le tapis blanc sera bientôt épais de 10 cm, et la piste ne sera plus praticable aux 28 mm de mes pneus. Gros efforts pour affronter les rafales de neige, capeler le poncho, et faire la trace. Jolie trace d’ailleurs sur cette neige fraîche ! Mais où se trouve la sortie du terre-plein qui marque la fin de la piste ? Rien n ‘est simple quand la neige vous aveugle, et que tout est uniformément blanc, pistes et alpages alentours.

En perdant de l'altitude, l’épaisseur du tapis diminue, pour faire place au revêtement d’origine, ô combien onctueux ! Le chemin est encore long jusqu’au col de l’Echelle, tourbier où peu de témoins verront un cyclo s’enliser. Mais qu ‘importe, il reste encore un peu de la boue des 3000 sur le cadre de ce qui avait naguère l’aspect d’une bicyclette.

Pitztaler jochl 3031 m

Nach joch * : deux syllabes gutturales à souhait. Il faut bien répondre aux nombreuses questions des randonneurs sur le chemin de Braunschweiger Hütte. C’était l ‘été dernier ; je randonnais en Autriche, quelque part entre Strasbourg et Bergerac. Peu habitué à la langue de Goethe, je m’étais enquis dès le matin, du temps qu’il pourrait faire dans la journée.

En formulant la question en petit nègre teuton, j’ai obtenu toutes sortes de réponses allant du Nein catégorique au Ja, Ja des plus ironiques ; et plus la route s ‘élevait, plus les réponses convergeaient…dans le sens d’une journée pluvieuse.

Peu importe, j’avais laissé mes volumineuses sacoches à Imst, et je m ‘apprêtais à tenter la jonction Pitztal-Solden , en Tyrol, si bien décrite dans la revue des 100 cols par Michel Perrodin.

Il faut préciser que le Joch en question est un haut col de l’Oetztal, au sud-ouest d’Innsbruck, dans la région du Wildspitze, l’un des plus hauts sommets d’Autriche. Les glaciers sont nombreux dans les parages, et il est exceptionnel qu’on puisse atteindre un joch à plus de 3000 m sans se heurter à quelque sérac ou crevasse. Les névés, par contre, sont légion sur l’itinéraire du col : pas question de traverser à pied sec.

La route du Pitztal se termine à Mittelweg, et vient buter sur les premiers contreforts du Wildspitze. Quelques centaines de mètres sur une piste de plus en plus caillouteuse, et voilà le sentier qui part à l’assaut d’un verrou rocheux le long d’une cascade d’eaux jaunâtres et boueuses. Le chemin est bien tracé, bien qu’escarpé, et on arrive à faire rouler la bicyclette, ce qui est un luxe rare sur les sentiers de montagne.

Les glaciers se découvrent peu à peu en prenant de l’altitude. Mais le plafond nuageux lui, descend à vive allure ; des flots de brume, des nuées tourmentées assaillent les cimes d’alentours… Le spectacle est d’une sauvage beauté, et justifie de longues pauses contemplatives. Rarement, j’ai pu assister à de tels tableaux sur les éléments déchaînés. La majesté de la montagne n’est-elle pas mieux révélée à l’approche du mauvais temps ?

Mais la rêverie est interrompue par un coup de tonnerre répercuté à l’infini par les parois environnantes. Brusque retour à la réalité de l’orage en montagne. Braunschweiger Hütte n’est plus très loin, et c’est une course effrénée en coupant les lacets du sentier, stupéfiant au passage quelques randonneurs, doublés par un étrange équipage : vision insolite entre deux bourrasques. Il pleut, il grêle, mais très vite le refuge apparaît. Me voici à l’abri, alors que tout le massif semble vaciller sous les coups de boutoir du tonnerre.

Il faudra attendre une heure avant la fin de l’orage, en compagnie de quelques centaines de montagnards entassés dans le refuge. Et pas question d’obtenir une boisson chaude ! Ils sont cinquante qui me précèdent au comptoir.

L’orage s’est éloigné, mais pas les nuages. Visibilité réduite à quelques dizaines de mètres. Sur la neige des névés, peu de problèmes pour trouver la trace : celle qui monte est la bonne.

Voici le passage tant redouté au niveau du col. Passera ? passera pas ? La sente n’est pas des plus larges, mais je ne chausse que du 42. Portage à droite, du côté du ravin ; c’est plus facile et c’est plus sûr ! Finalement, ça passe, avec maintes pauses contemplatives sur les pentes on ne peut plus proches. Mais j’encombre la voie avec mon chargement en bandoulière ; et j’entends quelques « Schnell » impatients alors que je savoure les derniers mètres du passage.
D’après les milieux autorisés, le Joch ne dépasse pas le niveau deux en escalade. J’en suis bien aise, moi qui passe le trois avec difficultés. Un degré de plus et j’en étais réduit à démonter la bicyclette, et la faire passer par petits morceaux, une roue par ci, un cadre par là.

Après les plaisirs de l’escalade, l’ivresse de la descente. Le vaste névé qui rejoint la route est réellement descendable avec vélo *. Ne vous encombrez pas d’un piolet et faites votre trace droit dans la pente ! Il suffit de s’arc-bouter à la selle et au guidon, roue arrière dans l’axe de la plus grande pente pour accélérer, ou en travers pour freiner. Ce qui prouve une fois de plus que la bicyclette n’est pas tout à fait inutile en haute montagne.

Mont Chaberton 3131 m

La plate-forme du sommet m’accueille. Une place suffisante pour y faire défiler un bataillon d’artillerie. Quelle surprise de trouver un endroit plat aussi vaste à cette altitude. La montagne a-t-elle été rasée à des fins militaires ?

En prenant garde de ne pas rouler sur des débris de verre ou de barbelés, je me dirige vers les casemates et autres vestiges peu discrets de l’occupation militaire.

Un grand merci quand même à l‘armée pour avoir tracé cette piste démente qui en 1900 mètres de dénivellation, conduit de Fenils, en Val de Suze, au Mont Chaberton. Le matin même, j’avais peine à croire un paysan qui, dans un français pittoresque (on parle toujours français dans le Val de Suze) doutait de l’ascension à bicyclette. Et j’avais vite fait le calcul : aux 13 km annoncés correspondaient bien les 1900m.

Cela commençait pourtant de manière aimable, en quittant la route du Montgenèvre et en traversant la Doire. Mais après le village du Fenils, fini l’asphalte. Et pour donner le ton, dès le deuxième kilomètre, quelques beaux champs de cailloux stoppent net l’élan de la bicyclette. Elan est d’ailleurs un bien grand mot, car avec le tour de roue, on ne parcourt guère plus de 7 km en une heure sur ce type de terrain. Que faire alors, sinon descendre de la machine avant d’y être contraint en catastrophe, franchir le passage à pied, ce qui n’est pas aisé sur ces pentes à 20 %, puis relancer la mécanique sur un sol moins mauvais.

On arrive enfin, après maints enlisements et la traversée d’un alpage infesté de mouches, au kilomètre 8 signalé par une borne.

Un coup d’œil sur la carte, où je n’ai aucun mal à localiser ce kilomètre 8, et , ô stupeur, son altitude , qui ne dépasse celle de Fenils que de 900 mètres.. Pas de doute possible, il reste bien 1000 mètres à gravir en 5 kilomètres. D’ailleurs, la route cesse les longues (pas plus d’un demi-kilomètre) traversées pour escalader les clapiers en lacets très courts au pied d’une falaise. Il s’en faut de peu que la piste ne grimpe à l’assaut de la dite falaise, mais par un trait de Génie, une vire de 20 bons centimètres permet de surmonter l’obstacle. Il faut bien se résigner à continuer à pied, en notant bien que des sentiers de montagne sont dix fois meilleurs que la piste du Chaberton.

Au sortir du passage, on aperçoit le col du Chaberton à 2764 m ; le revêtement est meilleur, le Génie a dû calibrer les cailloux de la piste et en a profité pour couper dans la pente. Résultat : de 20 à 25 %.

Quelques tentatives sur le vélo et je suis fixé. Pour gravir une telle pente ; il faut, en plus de petits développements (soyons raisonnables, limitons-nous au tour de roue), et d’un moral d’acier, il faut dis-je, des jambes trempées dans le même métal. Donc continuons à marcher sur cette piste qu’il faut pourtant considérer comme cyclable. Peut-être qu’avec des vitamines Z et une bonne dose d’hyper-concentré XL99…

Au col, pause et vue assez effarante sur les lacets supérieurs. Ne pas se laisser impressionner, la pente est moins raide, pas plus de 20 %, et permet même l’usage de la bicyclette comme véhicule porteur. Redoutes, casernes, bastions, champs de fil de fer barbelés se succèdent. Sur les derniers mètres, la montagne a repris ses droits, et les avalanches de pierres ont recouvert la piste.

Voici la plate-forme sommitale avec, côté italien, huit tours de belle taille, qui devaient porter de l’artillerie de gros calibre.

Mais, fi des artilleurs ! La vue s’étend fort loin tous azimuts ; les Ecrins, la Vanoise et le Viso sont là, à portée de regard. Plus proches, les crêtes de Sestrieres et leurs consœurs françaises du Granon et de Serre-Chevalier permettent à loisir de contempler des alpages à perte de vue, et d’échafauder d’autres randonnées en Briançonnais.

Descente sans problème, sur la bicyclette. Sensations peu définissables, on cherche en vain la poignée du parachute, l’horizon prend des allures d’hypoténuse, et la godille avec dérapage contrôlé de la roue arrière résoudrait fort à propos la question du freinage. Au col, finies les acrobaties, je bifurque à gauche pour suivre à pied une trace dans les éboulis qui conduit directement aux abords du Montgenèvre.

Il faudra bien que j’y revienne, avec du glucose en pagaille et un appareil photo en état de marche. D’ici là, j’en connais plusieurs qui vérifieront la « cyclabilité » sur place.

Il ne manque pas de place au mont Chaberton, bien davantage qu’au Galibier ou au Tourmalet. Et n’est-ce pas en rêve que je vis un rassemblement insolite à l’altitude 3131, des « cent cols » par centaines à l’assaut d’un mont…

* Vers le col
* (en vélo-ramasse, plus exactement)


Michel Verhaeghe

Antibes (06)


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