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COMMENT OCCUPER UN 22 JUILLET

Revue N° 09 Page 50

La route grimpe en lacets dans la forêt de mélèzes, assez fort mais très régulièrement ; le jour se lève peu à peu alors que j’escalade sans forcer le Mont Semnoz ou Crêt de Chatillon, première des difficultés que j’aurai à affronter aujourd’hui, puisque j’entreprends la randonnée des Cinq monts savoyards, organisation du Vélo Club d’Annecy. Deux molosses en liberté m’obligent à accélérer la cadence et cela me réveille tout à fait. Il ne fait pas très chaud et il m’a fallu me lever assez tôt pour me rendre à Annecy, depuis Cluses où je suis en vacances. Une heure de voiture, avec dans la bouche, le goût du café hâtivement avalé, et cette sensation d’irréalité que connaissent bien les randonneurs du petit matin. La traversée d’Annecy m’a paru bien longue, en voiture. Quelle belle ville, toute ouverte sur son lac, avec ses canaux et sa vieille ville ! Mais j’aurai bien le temps de visiter tout cela un jour prochain.

Pour l’instant, il s’agit de ne pas trop perdre de temps, car il me faudra abattre quelques 280 km agrémentés de 5600 mètres de dénivellation. Et, alors que je me suis garé sur la bonne route, juste entre le commissariat et l’hôpital (aucun rapport, je pense), j’ai trouvé le moyen de partir dans la mauvaise direction, autour du lac. Ce contre-temps me fait démarrer à 6 heures pile. C’est à 7 h 20 que j’arrive au sommet, la fin sur les alpages s’effectuant sur une route ravagée par les charrois de bois. L’hôtel des Roches Blanches vient d’ouvrir ses portes, la patronne me sert un chocolat et tamponne ma carte de route. J’apprends que les coureurs mettent plus d’une heure à effectuer la montée, avec armes mais sans bagages. Au revoir, Madame, j’espère que le beau temps vous amènera des clients plus nombreux.

La descente s’annonce périlleuse et, comble de malheur, je n’ai pas fait 500 m que le câble de frein avant devient tout mou. Premier virage en catastrophe et arrêt-miracle : l’embout du câble est à moitié arraché et a réussi à passer dans le trou du barillet au niveau de la poignée. Quel malheur, j’ai plus de 20 km de descente très raide devant moi avec des virages secs, et confiant dans mon matériel, je n’ai rien emporter pour réparer. J’ai beau faire retentir la montagne de mes gémissements sonores (faites moi confiance), je dois me résoudre à descendre, frein arrière presque bloqué et à m’arrêter tous les 500 m afin de laisser refroidir la jante brûlante.

J’arrive à Leschaux : rien à faire, pas d’atelier. Juste une jolie église au milieu d’un petit village. La descente s’avère moins forte ensuite. Ainsi, au prix de quelques jolies frayeurs, j’atteins Lescheraines. Je tente ma chance auprès d’un garage. Miracle, j’ai droit à un câble avant, ordinaire mais solide. Je dois le poser, mais cela me convient, d’autant que la gaine doit être amputée de quelques centimètres, le nouveau câble étant plus court que l’autre. Le tout pour 1 F ! (mais oui).

Je quitte ce havre de bonheur et d’abondance et c’est d’un cœur plus léger que j’attaque la route du col de Plainpalais, marche-pied du Mont Revard. J’admire cette montagne si verte, avec des sources partout. Malgré quelques passages raides où il me faut presser plus fort sur les pédales, je ne puis rester insensible aux fermes savoyardes, avec leurs toits pentus, eux aussi, leurs balcons de bois et leurs jolis tas de rondins. L’ai vif me pénètre et j’en fais ample provision, sans pour autant soulever la curiosité des rares autochtones ou de nombreuses vaches. Voici le Mont Revard. Cela me vaut un aller et retour, car le pointage a lieu tout en haut, au restaurant panoramique qui domine la vallée. Ne plaignons pas notre peine, c’est superbe; avec Aix-les-Bains tout en bas, et le lac du Bourget. Plus inquiétante, en face, se dresse dans la brume, une montagne identique à celle qui se trouve présentement sous mes pieds. Tout à l’heure, mais dans combien d’heures ? je serai là-bas, là en haut plutôt, au pied de l’antenne qui annonce le relais du Mont du Chat. Je m’y donne rendez-vous et promets de me retourner alors pour admirer le Mont Revard. Je quitte sans tarder ce nid d’aigle, car j’ai remarqué un cycliste « léger » (pas de lumière ni de garde-boue, ni de sacoches, ni de bidon, mais un petit vélo en toile d’araignée) : nul doute qu’il va me proposer de faire la course. La descente se fait à l’ombre et pour une fois, je croise nombre de cyclistes qui suent à grosses gouttes en montant. En général, c’est l’inverse : ils descendent et je grimpe. J’entre dans Aix par d’amples virages. Ca y est, le câble avant recommence sa comédie. Le câble a cette fois bien tenu mais c’est le barillet qui, à la fois percé et fendu pour le passage d’un câble, s’est ouvert et ne peut plus retenir l’extrémité de celui-ci. J’échangerai bien ces fragiles mécaniques pour un vieux frein à tambour tout en acier !

Je me fraye un chemin tant bien que mal dans cette ville encombrée en fin de matinée, en quête d’un vélociste. Je trouve un monsieur, guère bavard, ni souriant, qui remet tout en ordre très vite. Comme il refuse tout paiement, j’achète un câble avant et un câble arrière, bien longs. Ironie du sort, ceux-ci séjourneront tranquillement au fond de ma sacoche tout l’été. Je les retrouverai en fin de vacances, agglomérés par la pâte de fruit, le biscuit, le fromage et le chocolat qu’ils y auront récoltés, glorieuse patine gagnée le long de maintes pentes. Impossible de sortir de la ville. Je tente ma chance à gauche. Un monsieur bien propre et bien poli, m’explique d’une voix posée que c’est la bonne direction, mais que cela va être difficile de trouver le bout du lac, après le golf. Il vaut mieux que je retourne à la gare, que je tourne à gauche, que j’aille tout droit au lac et que je le suive par la gauche… Tout à fait gentil, mais Suisse… Allons vite à la gare ; pas question de reprendre l’heure perdue dans l’histoire du frein, mais inutile d’en rajouter encore. Sinon, quand rentrerai-je, ce soir ou demain ? A la gare, un chauffeur de taxi cyclotouriste confirme les indications du monsieur de tout à l’heure et veut discuter vélo ; je file en lui donnant l’adresse de M. Dejouannet !…

Virage à droite au bout du lac sur une belle route toute plate au milieu des roseaux. Tout de suite après, ça se gâte : trois cyclistes qui descendent me souhaitent bonne chance (?!) et un piéton me recommande de regarder sur la route, les traces de la dernière course de côte, si je sais compter jusqu’à 12, très, très lentement. Que de sages conseils ! D’abord, ne pas s’affoler et se dire que je suis là par ma seule volonté et pour mon plaisir… Mais il est midi, et je grimpe comme un forçat, en plein soleil. Deux ou trois arrêts, à l’ombre de rares pins, m’évitent le pire. Pour vous dire, près du sommet, un gars tout rouge, juché sur une motocyclette pétaradante, me dépasse, il est tout rouge car il doit pédaler la moitié du temps.

Enfin le sommet ; de joyeux randonneurs à pied et le sportif motorisé me félicitent de mon opiniâtreté, mais je devine leurs gestes dans mon dos : quelle idée de grimper « ça » en pleine chaleur alors qu’il fait si bon déguster un petit vin frais à l’ombre ! La patronne du bar des Aigles, le bien nommé, trouve le moyen de me parler du Layon et des vins d’Anjou alors que j’engloutis force limonades.
Et maintenant ça descend. Je n’en puis plus de freiner dans tous ces virages. Enfin, à droite apparaît une portion de plat. Je pense à me restaurer, bien que je n’aie guère faim, car mon coup de pédale a perdu beaucoup de sa souplesse. Après Yenne, je retrouve le Rhône qui roule ses grosses eaux grises. Des vignobles adossés à la colline, exposent leurs grappes aux chauds rayons du soleil : ici naissent certains vins de Savoie réputés. Un vent léger tempère les ardeurs du soleil. Tout droit jusqu’à Culoz. A gauche Béon, où je fais une ample provision de fruits et je profite d’une fontaine pour les rafraîchir…ainsi que mes pieds qui commencent à cuire.

Après Talissieu, cela va monter vers le Grand Colombier dont on m’a dit le plus grand mal. Aussi, je profite encore de quelques sources isolées pour me tremper les pieds dans l’eau fraîche qui sourd de partout. Virieu-le-Petit, cela va encore. Et puis, juste après, « ils » ont construit une espèce de mur… Mais oui, mais oui, c’est bien la route, me confirme un automobiliste hilare. Pour une fois, je ne manque pas d’ombre fraîche, mais ça n’est pas possible : j’ai beau m’arc-bouter sur le 36 x 26, cela ne passe pas. J’ai l’impression que l’instant qui vient, verra ma mort par éclatement du cœur, des poumons et de tous mes muscles. Marcher en poussant le vélo, voilà la solution ; mais avez-vous déjà essayé de faire de l’escalade avec une bicyclette ? D’ailleurs je grimpe 2 mètres pour en redescendre tout aussitôt 1.Remonter sur la machine ? Oui, si d’habitude vous travaillez dans un cirque… Je lis et relis la carte Michelin : un passage à 16%… Tu parles : 12% sur 500 m, 14% sur 1000m et 19% sur 1500 m ! Dernier nombre confirmé deux fois par des panneaux criblés de chevrotines ; depuis quand les cyclistes partent-ils avec un fusil ? Je ne sais pas comment,,mais je sors de cet enfer. J’en sifflote d’aise quand un cycliste léger-comme-un-avion me dépasse dans un joli bruit de dérailleur malmené. Au revoir, car je ne suis pas en état de l’accompagner, ne serai-ce que sur dix mètres.

Enfin voilà un hôtel et le haut du col. Non, j’aperçois mon coureur de tout à l’heure qui escalade, à droite, une route tracée directement vers le sommet, alors qu’une trouée, ici, juste devant, aurait permis de couper au plus court. Allons donc voir cette croix immense que des gens sont venus admirer de près. Quant à moi, je vais conter mes peines au patron de l’Auberge du Grand Colombier. Il en rit de bon cœur en pointant ma carte de route ; les coureurs du Tour de France refusent d’affronter ce monstre. Il me revient alors à la mémoire la photographie d’un coureur russe faisant des lacets sur la route du Tour de l’Avenir. Lui, n’avait pas le choix ! Et dire que les responsables du Club des 100 cols font la fine bouche : il paraît que ça n’est pas un véritable col géographique. Ah tiens, j’irai en Corse la prochaine fois.

La descente plus raisonnable, me conduit à Anglefort, autre joli village ; puis par la grande route, j’atteins Seyssel, berceau d’un autre grand vin blanc sec (mais fruité, je ne vous dis que ça). Et voilà que sur la Nationale, on annonce le Pont Rouge coupé. Je continue cependant car la déviation proposée est l’œuvre d’un dément. Ce sera bien le diable s’il n’y a pas de passage pour un cycliste et son vélo. J’ai toute la route pour moi seul ; remarque réjouissante en d’autres lieux, mais bien inquiétante aujourd’hui. Confirmation, un vrai pont sur une rivière , coupé net. Je pourrais à la rigueur sauter ; mais mon vélo n’a pas encore appris. Heureusement dans ce désert, j’ai repéré peu avant une petite route à droite, elle me conduit tout aussi bien à Frangy, mais au prix de quelques bosses supplémentaires. Comme il est 19 heures, je téléphone à Nadine (c’était convenu), et lui annonce quelques heures de retard. Et je repars : virages et grimpées ?. J’avance tout doucement sur une belle route, enfin droite, avant St Julien-en-Genevois. Halte et repas du soir à l’ombre d’un restaurant abandonné : cela passe mal. Un indigène m’observe et passe son chemin, ma mine ne devant pas lui inspirer confiance. J’ai droit à ma ration de camions sur la route qui mène à Annemasse. Je fuis ces lieux insalubres à toutes jambes. La dernière limonade à Collonges sous Salève et me voici à l’assaut du Mont Salève : 8 malheureux petits kilomètres. La nuit tombe et je manque percuter un piéton. Il va falloir me méfier de moi-même. Cela va mieux avec la fraîcheur du soir et j’admire les derniers rayons du soleil sur la falaise. Je me console comme je peux, j’imagine que je poursuis le petit cône de lumière orange qui grimpe devant moi. S’il y en a trois de faits, il n’en reste plus que cinq ; seulement deux et demi, reste cinq et demi… Cela n’en finit pas. Heureusement, Genève qui s’étale de loin, m’offre ses lumières au détour de quelques lacets ; je trouve cela magnifique, preuve que je ne suis pas encore mort.

Petites lumières au Col de la Croisette, je vous bénis. Buvons et pointons dans l’indifférence générale. J’ai gagné. Et en avant pour le 52 x 14, bien couvert pour la descente, la dernière. En fait de descente, cela monte encore. Oh pas beaucoup, mais ça monte. Grosse colère et 36 x 20, tant que cela montera. Vient enfin l’heure de freiner ; quelques virages que la lune s’amuse à me cacher au dernier moment et c’est le retour à la civilisation. C’est que je commençais à claquer des dents ! Vive les lumières de la ville.

Cruzeilles, Pont de la Caille et Annecy enfin ; de la routine… Des lumières partout, des bistrots pleins de monde. Allons d’abord pointer. Je retrouve ma voiture à sa place et tente ma chance au Commissariat. On m’accueille gentiment, les cyclistes de V.C. Annecy ayant pignon sur rue et le circuit des Aravis ayant lieu à la fin de la semaine.

Alors, je puis délacer mes chaussures et placer le vélo sur le toit. Soudain je n’ai plus soif. On vient tout juste d’entrer dans le jour suivant. Je rentre, car je n’ai plus qu’une hâte : dormir, après une bonne douche.

Quand quelques jours après, à l’issue du Cicuit des Aravis, je remets la carte de route des 5 Monts Savoyards à l’organisateur, je le félicite du parcours en lui faisant remarquer que les clubs montagnards n’ont guère de peine pour trouver de beaux parcours. Je lui fais part de mes autres impressions et en particulier de la difficulté que j’ai trouvée dans les dernières grimpées. Il me demande combien des trois jours accordés, j’ai utilisé. Ma réponse fait naître sur son visage un air de stupeur, presque d’horreur. Alors, je comprends que je viens de perdre une belle occasion de me taire.

J’espère toutefois avoir intéressé mes lecteurs, en effet, de la randonnée en montagne, je ne pense avoir oublié aucun des ingrédients : l’euphorie de certains passages, la peine et parfois la souffrance des passages les plus durs… et le plaisir d’en parler ensuite.

Claude Di Pietro

Angers (49)


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