J’accompagnais mon frère aîné (26 ans), le dynamique organisateur, une force de la nature, interne des hôpitaux, plus tard chirurgien à Annecy où il sera Président du C.A.F. local, et un cousin de mon âge (19 ans) qui venait d’apprendre son admission à l’Ecole Navale. Paris très tôt de Menthon-Saint-Bernard, nous gagnons à bicyclette (via Alberville, Moutiers, Bozel) le hameau de Laisonney, terminus de la route dans la vallée de Champagny. Vers 10 h du matin, nous attaquons le sentier muletier qui remonte la vallée vers le col du Palet, en direction de Tignes en longeant sur notre droite le doron de Champagny et la principale chaîne du massif de la Vanoise. Quand nous apercevons le glacier de Lépéna, jusque là caché par un contrefort, nous quittons le sentier et traversons le doron, dont l’eau du glacier est un peu fraîche…en l’absence de pont ! Pour atteindre le glacier, nous gravissons le contrefort herbu et à forte pente, vélo sur l’épaule, avec le sac à dos ; c’est le plus dur de la montée. Vers 18 heures, nous rejoignons le glacier, mais il comporte des séracs qui nous font perdre encore du temps. Quand le jour baisse, mon frère décide de renoncer à passer le col le soir, et de bivouaquer. Mais rien n’était prévu pour cela. Heureusement la température n’est pas trop basse, suffisamment toutefois (nous sommes à une altitude de l’ordre de 2600 ou 2700 m) pour que nous renoncions à essayer de dormir. Pendant une bonne heure nous nous occupons, sur un affleurement rocailleux à peu près horizontal, à construire en pierres une murette rectangulaire de quelques 40 cm. de haut, parfaitement inutile car il n’y a pas le moindre vent. Toute la nuit nous avons tourné en rond en battant la semelle, sous un magnifique clair de lune. Nos chants à tue-tête étaient parfois interrompus par les coups de canon du gel faisant éclater quelque part la roche ou la glace et par de fréquents cafés noirs chauffés au méta dans un quart de métal. Mais la nuit semble bien longue… Nous n’attendons que les toutes premières lueurs de l’aube pour reprendre notre ascension et nous réchauffer. Les séracs franchis assez facilement, nous poussons nos vélos sur le glacier dont la pente est beaucoup moins raide que celle du talus herbu de la veille. Le glacier se resserre de plus en plus entre la Grande Casse à gauche et l’Aiguille de Lépéna à droite. Nous rencontrons encore quelques crevasses aisément contournables et enfin une petite crevasse qui barre tout le glacier. Force nous est de la traverser, là où sa largeur semble la plus faible, de l’ordre de 1.50 à 2 m en surface. L’un de nous bien délesté et assuré par les deux autres, l’enjambe en sautant. Ensuite, à l’aide de notre corde, nous faisons traverser successivement les trois sacs à dos et les trois vélos. |
Vers 11 heures nous sommes au col ( 3098m)…et au soleil. Une langue de pierres sépare les glaciers de part et d’autre. Le glacier de la Grande Casse, que nous allons descendre, présente une pente initiale assez forte qui nous incite à la prudence. Nous descendons lentement, en traînant par une roue nos vélos couchés à plat, la pédale s’enfonçant un peu dans la couche de neige de surface et assurant un certain freinage. Puis la pente devenant plus raisonnable, nous enfourchons nos vélos : l’adhérence des pneus est bonne sur la surface granuleuse de la neige non encore dégelée. Nous nous permettons même de franchir perpendiculairement quelques minces crevasses de dix à vingt centimètres de large… : même sensation que pour les nids de poule des routes goudronnées de l’époque ! Enfin, nous quittons le glacier et, vélo sur l’épaule, descendons la moraine latérale formée de grosses pierres, face à l’aiguille de la Vanoise, à gauche de laquelle nous atteignons le col de la Vanoise (2515 m). Nous nous reposons au refuge Félix Faure où, bien sûr, une courte mention de notre exploit est relatée sur le livre d’or. En partant vers Pralognan, nous passons devant un petit lac où un névé mijote dans l’eau : c’est l’occasion pour mon frère, infatigable, de piquer une tête… rapidement. Puis, c’est la descente, effectuée en majeure partie à vélo sur l’herbe ou le sentier (nous avions de bons freins et déjà l’expérience d’autres cols muletiers) avec même un passage dans l’eau d’un lac fossile presque comblé. Une seule crevaison à signaler… A Pralognan (1404 m), nous rejoignons le monde civilisé, avec les joies que procure une bonne descente à vélo vers Bozel, où nous bouclons notre itinéraire ; puis retour vers Menthon. En tout, environ 40 heures sans dormir ! B. Favre Paris |