On sait que parmi les cyclistes, pardon, les cyclotouristes, il y a toutes sortes de gens, y compris les solitaires, les aventuriers et aussi des non conformistes. Certains aiment quitter souvent les nationales et autres routes goudronnées pour explorer l'inconnu, pour risquer, peut être sur les petits chemins et sentiers caillouteux de montagne, seuls, et loin des bruits et des foules (même cyclistes) de ce monde. Voici trois exemples, tirés de mon sac des souvenirs, de ce qui peut arriver : 3 Mai 1976 : Après avoir fait mes adieux à l'ami Paul André, je quitte la Côte d'Azur le matin d'un magnifique jour de printemps en direction du Col de Tende (1871 m). La Vallée de la Roya est vite parcourue et me voici à la bifurcation du chemin qui mène au Col. Elle se trouve peu avant le tunnel routier et pourrait passer inaperçue au voyageur pressé. Montée facile, innombrables virages et mes roues s'enfonçent parfois dans la terre molle et humide. Silence parfait interrompu par le cri des marmottes. Mais voilà, ma contemplation du panorama est brusquement interrompue car il n'y a plus de chemin, celui ci a disparu sous la neige. Quoi faire ? Retourner en arrière pour emprunter le tunnel routier ? Non, ce serait trop facile. Alors, en avant, le Col ne doit pas être loin. En effet, j'y parviens au bout de quelques minutes de cyclo cross et après avoir escaladé, vélo sur l'épaule, un escarpement boueux et rocheux mais sans neige, je débouche au Col à proximité d'un des forts militaires. Il y en a plusieurs là haut. Un frisson m'envahit alors, partout je vois des étendues de neige, beaucoup de neige et pas la moindre trace de chemin, de maison ou d'un être vivant. Je suis seul avec mon vélo dans ce désert blanc. J'entame alors la descente dans la direction que j'estime être la bonne (et qui s'avère par la suite fausse). Souvent je m'enfonce bien au delà des genoux dans la neige. Je m'en sors mais sans les souliers cyclistes. Il fallait plus d'une fois gratter dans la neige pour les retrouver. La pente est raide ce qui provoque des glissades involontaires de 50 mètres sur mon derrière. Le vélo se rend indépendant et prend une direction autre que la mienne ! La neige dure est comme la lame d'un couteau qui coupe mes jambes nues. Plus bas, la neige fait place à des prés boueux et ruisselants. Au bout d'une heure, je gagne le village de Limonetto. Je me tiens à l'écart de la population, tellement je suis couvert de boue et mouillé. Le Col a été traversé entièrement mais quelle folle dégringolade j'ai derrière moi. Une fontaine d'eau glacée me permet de me nettoyer. Plus que 260 kms jusqu'à la maison, la distance sera couverte en pédalant toute la nuit, j'arriverai au petit matin. 26 Mai 1978 : L'histoire se répète ! Ayant quitté les environs de Genève, me voici à l'oeuvre dans la montée du Col de la Ramaz (1557 m), versant sud. But : relier Genève à Martigny par quelques Cols Savoyards. Mais comme on verra par la suite : «l'homme propose mais Dieu dispose». Elle me paraît longue et pénible, cette montée. Après le passage de Sommand, je commence à avoir certains doutes car, en sortant d'une petite forêt, je vois devant moi une vaste étendue de neige. J'ai la confirmation peu après : la route elle est large et goudronnée disparaît abruptement sous plus d'un mètre de neige. Descendu du vélo et sans avoir beaucoup réfléchi, je prends une stupide décision : ne voulant pas continuellement perdre mes chaussures comme dans la descente du Col de Tende, JE LES ENLEVE et avec elles,J'ENLEVE AUSSI LES CHAUSSETTES. C'est PIEDS NUS que je commence la longue marche dans la neige (le lecteur qui m'a suivi jusqu'ici s'écrie «mais il est complètement piqué, celui ci ! »). |
Je savais, d'après la carte Michelin, que le Col était à environ deux kms. Mais ce que j'ignorais c'est que, au-delà, il y avait autant de neige et pas de route visible ! Mes souffrances sous un soleil brûlant se termineront enfin quatre kms plus loin, à Praz de Lys. Les poteaux télégraphiques, telles les stations d'un chemin de croix (c'était véritablement cela pour moi !) m'avaient donné le tracé de la route invisible à suivre. Elle réapparaissait, toujours large et goudronnée, devant un Café Restaurant. Les quelques touristes en automobile, assis confortablement devant leurs tasses et verres me fixent d'un air perplexe. Leurs regards incrédules allaient tantôt en direction de mon vélo, tantôt vers mes pauvres pieds. Ils sont gonflés, d'une jolie couleur bleue, tachetés de violet et rouge, la peau en lambeaux, du sang partout. Ah, il n'y a pas seulement les fous du volant, il y en a aussi des fous du guidon ! A cause de la neige partout, j'abandonne mon projet et regagne péniblement Genève d'où un train de nuit me conduira à la maison. La fin de cette histoire : Je suis resté au lit pendant une semaine, incapable de marcher et me suis fait soigner avec dévotion mes pauvres pattes par mon épouse ! 5 Juin 1980 : Passo Cimavalle (635 m), petit muletier sur la frontière italo suisse. Un ami m'avait parlé de sa récente traversée sans problèmes. Laissé derrière moi le village de Dumenza me voici, vélo sur l'épaule, en train de monter les larges et pierreuses marches d'un chemin de croix (un authentique cette fois ci), très nombreux dans cette région. En me hissant, moi et ma bécane, de station en station, je parviens bientôt à une petite chapelle cachée dans la forêt. Un peu plus loin le sentier devient plat et cyclable et je m'imagine avoir partie gagnée. Un vieux poste de douane italien abandonné m'indique la proximité de la Suisse mais surprise, stupéfaction : il y a là, non seulement un haut portail en fer rouillé, fermé avec un gros cadenas, mais aussi trois rangs de fils barbelés hauts de 1,30 m avec un espace de 50 cm entre chaque rang. Et cela sur toute la longueur de la frontière à cet endroit. Une mauvaise pensée m'envahit alors : l'ami cyclo, en me recommandant ce Col mais en me cachant l'existence de ce maudit portail en fils barbelés, me voulait il jouer un sale tour ? Qu'il me pardonne en lisant ces lignes car il était ignorant d'une chose que j'ai sue seulement quelques jours plus tard : chaque dimanche, ce portail est ouvert afin de permettre aux promeneurs de passer librement d'un pays à l'autre MAIS, pour le reste de la semaine, il reste fermé ! Lui et son vélo sont passés un dimanche et moi, puisque je fais rarement du vélo le dimanche, j'ai trouvé tout fermé le samedi. Le problème qui se pose maintenant, c'est comment surmonter avec un vélo cet obstacle imprévu et sans rester suspendu à jamais entre ces fils barbelés ? Enfin, pour couper court, j'y suis parvenu, non sans quelques égratignures, au bout de 20 minutes environ en rentrant ainsi en patrie de manière clandestine. Ah, en vélo, on passe partout… ! H. ALBRECHT LOSONE (Suisse) |