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CABANES DE MOURGUES

Revue N° 11 Page 22

Cabanes de Mourgues.... C'était donc cet azur si franc, pointant au travers de ce vieux toit, si vieux que les années l'avaient déchiré. C'était donc cette halte au sortir des cailloux blancs, au sortir de ce sentier montagneux défiant le pas pressé, tolérant le pas mesuré qui s'attarde et qui respecte mais ne conquiert pas. Le pas blanchi d'une pellicule farineuse de Philéas et d'" elle " s'était dévié vers cette porte. La fraîcheur, la fraîcheur des pierres après leur étouffement. Le silence qui fait frémir les oreilles après la conversation presque embarrassante des cigales tout au long de la grimpée.

Cabanes de Mourgues....midi, ou plus tard, enfin un soleil très haut et la pause dans cet univers de rocailles et de serpents.

La musique de ces mots revenait comme un leitmotiv dans la tête de Philéas depuis là-bas : Cabanes de Mourgues....Cabanes de Mourgues...deux carrés noirs minuscules sur ce papier vert et jaune, plié et replié, scruté et rescruté. Et tout ce cheminement réduit à un pointillé hésitant.

Cabanes de Mourgues, s'était-il dit, après tout pourquoi pas ? Un projet culminant, sans suite logique que celle d'être inspiré par un sommet, sans doute...pourquoi pas cette pierre dure sur laquelle ils s'étaient assis tous deux, sans rien dire, reprenant leur souffle, écrasés par la chaleur comme ces vipères que chaque pierre leur suggérait.

La roue arrière de sa bicyclette à elle, adossée au portail leur jetait un clin d'œil de métal aiguisé. Les gestes des deux cyclistes, d'abord dynamiques, semblait s'être d'un coup alanguis pour devenir lents dans ces murailles de Cabanes de Mourgues.

Cabanes de Mourgues.... Décomposition hésitante du mouvement, cherchant le morceau de pain posé entre eux deux. Sa tête à elle posée contre la pierre, cherchait la fraîcheur. Dans ses pensées, chacun croisait tour à tour la quiétude de l'instant où tout n'a d'autre importance que celle q'on lui accorde... : la lame du couteau effleure à peine le morceau de pain, quelques miettes tombent. Le monde est loin, si loin, si petit...

Et puis, une certaine séduction de l'instant arrivait en eux. Ces lieux rustiques : le bois, la paille, la pierre, le ciel, ne leur semblaient pas inconnus. Loin, derrière une foule de pensées, Philéas les retrouvait. Elle fixait le firmament, l'imaginant étoilé, scintillant comme l'étoffe d'une robe imaginaire qui se déroulerait sans fin. Elle aurait aimé qu'il fît nuit.

Cabanes de Mourgues....ils continuaient, côte à côte leur flânerie à travers le temps, goûtant chaque bouchée, peut-être pour prolonger la pause pour prolonger ce vagabondage qu'ils trouvaient agréable. Philéas pourtant s'approcha du seuil et plissa les yeux au contact de cette lumière répandue tout alentour. Il saisit son bout de carte, le tourna et le retourna, puis leva la tête. Le pointillé apparaissait pendant presque un kilomètre et s'effaçait ensuite, arrivé à la crête de cet éperon pierreux.

Leur léthargie se dissipa petit à petit pour devenir, en quelques geste parcimonieux, un acheminement compassé le long de ce fil tortillé qui s'en allait vers ce fronton brillant, cette dentelle dorée qui se détachait sur l'azur. Doucement, ils s'en approchaient et pourtant, malgré pente cailloux et bicyclettes, leur souffle n'était pas plus court que tout en bas, au début, sur le goudron qu'ils avaient quitté il y avait déjà...une éternité.

Comme tirés par le chemin, ils s'élevaient peu à peu, apercevant maintenant la blessure de Cabanes de Mourgues sous leurs pieds. Plus de bruit, qu'un son imperceptible, tel celui d'un petit vent dans un fin filet tendu, un son persistant comme celui d'une corde de guitare géante vibrant à travers le ciel...

Ils s'arrêtèrent de concert à mi-pente de ce toboggan de cailloux et d'éboulis. Il l'avait vu. Elle l'avait vu aussi. Là-bas, plus bas, mais bien visible tout de même, sur ce versant un peu plus vert mais maigre et efflanqué comme le reste : sous une pèlerine, aux contours flous, leur tournant le dos, assis, immobile et appuyé sur un bâton,- un berger- ou plutôt une ombre-. Taches blanches éparses autour de lui, plus grosses que les grosses pierres, ses moutons semblaient figés comme lui. Ni elle, ni lui n'en dirent mot. Ils regardaient simplement.
" Le pot à tabac... " pensait Philéas...Le pot à tabac, posé sur le buffet de la salle à manger à l'âge où sa tête dépassait à peine celui-ci, à l'âge des culottes courtes et des genoux écorchés.

Ce pot à tabac qui avait su capter son attention d'enfant. Un pot tout en bois, arrondi, avec un chapeau en guise de couvercle. Ce pot figurait un berger sous sa cape. Ce pot c'était lui, là, assis quelques mètres plus bas ; c'était lui avec sa pèlerine ample et son large chapeau qu'on imaginait abriter un visage buriné et planté de barbe. Il le regardait, ce pot, avec admiration, respect, comment dire, mystère. Il se le représentait si bien, ce pot à tabac dans les pentes abruptes autour de ses moutons...Projeté à travers les années, il avait pris sa vraie place ici : un rêve, une évasion depuis le buffet de la salle à manger... Philéas se sentit redevenu enfant.

Les moutons ne bougeaient pas , pas plus que ce berger, de bois, assurément comme le pot à tabac sorti de l'enfance de Philéas.

Leurs yeux, lassés petit à petit de ne rencontrer aucun mouvement, furent attirés par une scène qui se passait un peu plus haut qu'eux : une marmotte, une marmotte sortie d'on ne sait où et qui après avoir poussé un petit cri strident s'enfuyait par pierres et herbes vers un terrier invisible. L'instant d'une marmotte, la distraction avait suffi : voulant de nouveau embrasser du regard cette scène pastorale étrange, ils furent surpris de ne plus la croiser dans leur champ de vision. Surpris, ébahis plutôt, leurs regards se rencontrèrent en une interrogation commune. Son " où sont-ils ? " à elle prouvait pourtant qu'il ne l'avait pas rêvé, qu'elle l'avait vu aussi...Il n'avait pourtant pu dans cette seconde dévaler cette pente, cet alpage décharné qui tombait en un à pic vers des frondaisons que l'on devinait seulement. Non, il n'était plus dans le paysage, ce berger, ni les taches blanches qui l'accompagnaient. Gommés du paysage, mais par quel enchantement, par quel mystère, par quel phénomène ?

Ils essayaient de se rappeler l'endroit où il était assis, où ils l'avaient vu, tous les deux, au même moment, arrêtant leur marche pour le regarder . Mais plus rien, que l'imperceptible, le léger frissonnement des tiges, des herbes folles qui recouvraient la pente. Seule, restait cette montagne grande, parsemée de tant de caches secrètes mais qui pourtant n'abritait aucun berger, aucun mouton...

Puis vint enfin le sommet. Ils pensaient encore à ce " mirage " rencontré mais essayaient de projeter leurs pensées vers ce qu'ils allaient découvrir du haut, de l'extrémité de ce fin serpentin de cailloux qui les menait depuis la vallée. Vélos posés, déposés, oubliés, ils s'assirent, fatigués et saoulés de chaleur pour regarder, pour se rassasier de formes, d'ombres et de lumière, de chevelures fines et fuyantes qui devaient être ruisseaux ou rivières, chemins ou routes. Ils avaient l'impression de s'être assis sur un toit, le toit de ces sommets, de ces forêts, de ces vallées...

Cabanes de Mourgues, c'était aussi cela, certainement dans l'esprit de Philéas. Grimper, grimper jusqu'à épuisement du chemin, jusqu'à cet instant où il boirait une gorgée d'eau tiède mais bienvenue en regardant le monde de " là-haut ", en oubliant qu'il faudrait redescendre, en se laissant porter par des songes imprécis, en ne disant plus rien car le mot ici ne parvient plus à traduire l'idée et aussi parce qu'il est salive dépensée dans l'étuve où l'on se débat...

Cabanes de Mourgues, se disait-il, c'était sans doute cet " état d'oiseau ", d'oiseau sans ailes, perché sur cet éperon, somnolant dans un demi-rêve, semblant se demander si le monde d'en bas existe vraiment et si, lorsqu'il dévalera les pentes pour le retrouver, il ne sera pas de nouveau attiré par ce piton, ces quelques mètres carrés de solitude qu'on atteint par un pointillé énigmatique où l'on croise des bergers aux silhouettes de filigrane...

Cabanes de Mourgues, ça devait être un rêve de toujours, le rêve de ce gosse qui contemplait ce pot à tabac en aimant déjà ce qui se cachait derrière une grande montagne blanche, un grand ciel bleu, un petit sentier qui monte et puis loin, derrière, le silence, un son imperceptible, te celui d'une corde de guitare géante vibrant à travers le ciel...

Philippe ROGER

PERIGUEUX (24)


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