Rares sont les longues randonnées que j'ai accomplies seul. Pourtant en 1977, j'ai effectué un périple estival vers le Nord de la France, les Ardennes belges et françaises, l'Alsace et les Vosges, sans compagnon. Ce n'est pas mon genre, car même en aimant la quiétude, si je ne suis pas entièrement d'accord sur l'itinéraire, le gîte ou toute autre chose jalonnant les heures de la journée, l'échange de remarques ou d'idées, fait rester en contact par la conversation, soit-elle diluée, avec les partenaires. Après quinze jours de solo, au terme de l'étape, avec la patronne ou des clients, il me faut répéter quotidiennement des répliques idoines à des questions déjà posées la veille, l'avant-veille et tous les soirs, créant ainsi un certain ennui : d'où je viens ; où je vais ; que mon parcours envisagé n'est pas le chemin le plus court, le plus facile / que la bicyclette et la mode ; que s'il pouvait il en ferait ; qu'il en avait fait dans le temps ; que " ça " maintenait en forme et que sais-je encore ! Rasoir, malgré la bonne volonté de mon interlocuteur (trice), que je vais retrouver immanquablement le lendemain dans un lieu différent. Aussi, je décide de rompre avec cette monotonie, dès que l'occasion se présenterait. Venant du col du Calvaire, sur la partie Nord de la route des Crêtes, j'ai prévu le repas de midi à la Schlucht. Avant d'y arriver, dans une courbe de la départementale, une ferme-auberge un peu délabrée est tassée à l'abri contre un talus. Le calme absolu plane au-dessus du GAZON DU FAING, car tel est nommé ce lieu-dit. Sur le côté une grange et un lavoir rustique, tronc d'arbre évidé et eau pure, où un homme trapu plonge des vêtements dans un jaillissement de gerbes liquides ; il n'y va pas de main morte, le frère ! Descendant de bicyclette, je pense que si je peux me restaurer dans cet endroit, je serais aussi bien qu'à subir le remue-ménage créé autour des hôtels-restaurants de la Schlucht. - Eh ! bonjour, peut-on boire et manger, s'il vous plait, que je crie de la route ? A cette question l'homme me regarde, puis parle dans une langue inconnue de moi et me montre un escalier. Posant mon vélo sur l'herbe et grimpant quelques marches de grès rose, je pénètre dans un couloir aux planches de sapin disjointes et pousse la première porte sur la droite. Dans une pièce mi-chambre, mi-entrepôt, un lit spacieux entouré d'une grande quantité d'œufs, en vrac, par terre. A cette vue, une certitude : je ne tomberai pas d'inanition. Par une autre entrée, je passe dans une vaste cuisine où je trouve un deuxième quidam auquel je renouvelle ma demande. Il me répond avec un accent indéfinissable, mais je crois comprendre que je peux à la rigueur, consommer sur place. Je m'installe donc à une table énorme, n'attendant pas longtemps, je suis servi illico : une chope de bière et du fromage, puis peu après une omelette de bon aloi arrivent prestement en face de moi. Quoique à peine onze heures et demie, j'attaque d'une fourchette alerte ce repas champêtre. Dans un coin de la salle, sur une vieille cuisinière de domaine, d'une cocotte en fonte ovale, s'échappe un fumet qui vient sensibiliser agréablement mes nerfs olfactifs. Cela sent bon et j'aimerais bien savoir ce qui mijote dans le récipient, aussi je fais traîner mon casse-croûte en longueur, mes deux hôtes devant se mettre sans tarder à déjeuner. A midi, mon laveur entre, me serre vigoureusement la main, me parle alors que je n'y comprends goutte. Son compagnon traduit et je saisis vaguement leur histoire : ce sont deux frères célibataires d'une soixantaine d'années nés en Allemagne, de père Italien et de mère Tchèque, n'ayant jamais fréquenté l'école, d'où ce charabia. Avant de s'installer, le cuisinier va chercher la cocotte. Enfin, je vais être renseigné. Après avoir ôté le couvercle, il remplit les deux assiettes dans lesquelles je devine mal le contenu. Le cuistot m'explique le met et sa cuisson : une couche d'oignons coupés en fines rondelles , une couche de pommes de terre émincées, mélangées de tranches de saucisses de Morteau, ainsi de suite presque jusqu'au bord. Ajoutez farine, morceaux de lard et un demi-litre de vin blanc sec et surtout, laissez cuire à feux doux pendant quatre à cinq heures. Voilà le secret de la marmite, l'art étant dans la patience à la confectionner. Ces braves gens voient le désir qui brille dans mon regard ; l'un va me chercher un couvert, l'autre me " l'affaire ". La vérité est, que dès la première bouchée cette recette s'avère excellente et convient parfaitement à un tempérament de randonneur gourmand. Pour agrémenter ce plat, je décide de l'accompagner de vin rouge. Consultant le tarif des prix, un vague morceau de carton tenu par deux punaises, sur lequel au travers des chiures de mouches, je discerne la valeur de la bouteille de Beaujolais : 13 francs. A première vue, deux bouteilles ne peuvent pas gêner trois estomacs, leur prix grever mon budget. A la suite de ce repas, le café est servi, pas un " expresso ", un plein bol de faïence, accompagné d'une coulée de schnaps, puis de " l'ultime ". |
Nous essayons de converser dans une langue qui devient fruitée, mélange de français circonspect, d'allemand écorché, d'italien dénaturé, arrivant à nous comprendre sans trop de difficultés. Je suis loin de mes conversations sempiternelles des jours précédents. Si je couchais là ? Cela correspondrait à mon désir de casser l'uniformité. A ma demande, mes compagnons me répondent par la négative, pas de chambre. C'est dommage, dans ce havre de paix, j'aurais pu faire mon sommeil d'un trait. Pensant à la grange, je leur précise, que dans le foin, avec des couvertures je serais à l'aise, tenant trop à une nuit de relaxation. Dans ce cas, aucune objection, mes hôtes pouvant me prêter sacs, couvertures et duvet, je pourrai me détendre suivant ma volonté. Ayant trouvé une " chambre ", je me questionne pour occuper ma soirée. On m'indique qu'à pied, je puis aller à l'ancienne frontière de 1871 matérialisée sur le haut de la falaise par de petites bornes, descendre par les éboulis à l'étang des Truites, gagner le lac Vert, un chemin me ramenant au Gazon. Ce qui fut réalisé. Le soir, après un souper consistant, on me donne une lampe électrique et toute la " literie ". Dehors le ciel est étoilé, seule l'eau tombant dans l'abreuvoir fait un semblant de bruit. Que vais-je donc bien dormir dans cette tranquillité vosgienne. Le vélo rangé, j'installe ma couche sur un sommier moelleux composé uniquement de foin. Me lovant dans le duvet, je respire délicieusement l'odeur qui se dégage dans mon refuge, affirmant que le roi n'est pas mon cousin ! Tout autour de moi une petite gent s'occupe, grignotant, couinant, se faufilant, des compagnons à la vérité peu embêtants. Je m'apprête à sombrer dans un sommeil réparateur et sans humeur, quand une voiture approche du virage à très grande vitesse, emballant le moteur et faisant hurler les pneus. Encore un dingue ! Un ressaut de terrain atténue les décibels, le calme revient, beaucoup plus prenant suite à ce chahut. Mes paupières s'alourdissent, quand je sursaute : un deuxième véhicule aborde la courbe aussi vite que le premier, faisant un boucan de tous les diables, fonçant vers le col du Calvaire, dans un bruit infernal de mécanique martyrisée puis le silence. Pas pour longtemps, un gros cube se présente, aussi pressé que les autres bolides, actionnant de plus son avertisseur. Quelle folie s'est donc emparée de ces mécanisés ? J'imagine qu'après un bon dîner dans les restaurants de la Schlucht, de joyeux fêtards s'en donnent à cœur joie, sachant la route libre. Le son de la moto se fait toujours entendre qu'une automobile également tonitruante se pointe puis une autre, et encore une. Cette procession va durer une grande partie de la nuit, à raison d'une mécanique toutes les deux ou trois minutes, avec en prime des passages de vitesses plus ou moins bien effectués, des doubles débrayages rageurs, des freinages intempestifs, des coups d'avertisseur stridents, une clameur qui me hérisse et m'abrutit ; Adieu mes beaux rêves ! J'ignore l'heure qu'il peut être, mes idées étant en désordre et rien qui laisse supposer que ce tintamarre va cesser. L'anéantissement a raison en fin de compte de mes facultés, sombrant dans un trou sans fond où de gros bulldozers tentent de m'écraser. Quelle angoisse ! Le soleil est déjà haut, assez voilé, quand je sors de ma léthargie, ayant peine à croire qu'aucun son incongru ne trouble l'espace ambiant. Que s'est-il passé au cours de cette nuit de cauchemar ? Mes deux lascars sont déjà sur le pied de guerre et me voient arriver avec les yeux en croix, les traits tirés, comprenant que mon séjour n'a pas été de tout repos. Ils tentent de m'expliquer qu'à cette date, tous les ans, a lieu le rallye auto-moto des Crêtes, créant un certain tapage nocturne. Après avoir ingurgité un copieux en-cas et serré les mains de mes hôtes, je m'enfonce dans le brouillard, car entre temps le ciel, sans doute mécontent d'avoir été dérangé par tous ces bruits insolites, a plongé l'environnement dans la ouate. Au revoir le GAZON, je reviendrai peut-être, mais avant toute chose, je consulterai le calendrier des Automobiles-clubs pour éviter les surprises désagréables. A. SCHOUARTZ BOURGES (18) |