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LE VOYAGE EN ALGERIE

Revue N° 11 Page 30

Nicolas et sa femme Lisette avaient décidé, cette année là, d'aller passer leurs vacances au-delà de la mer. L'Algérie les attirait. Ils étaient partis à l'automne alors qu'en France les arbres avaient déjà revêtu leurs belles parures d'arrière saison mais là-bas, ils avaient retrouvé l'été ou presque, un été où le soleil se couchait avant 18 heures.

Débarqués à Alger, ils avaient consacré leur première journée à la visite de la ville, mais, dès le lendemain, ils avaient pris la route de l'intérieur, curieux de voir de près ce pays nouveau pour eux avec ses chaînes de montagnes au-delà desquelles le toujours mystérieux Sahara étend à l'infini ses vagues de sable.

Ils étaient partis à l'aube, chacun sur sa bicyclette car Madame Lisette qui estimait avoir atteint sa majorité cyclotouriste avait décidé de piloter son propre guidon comme d'autres volent de leurs propres ailes et de vouloir contempler autre chose que la face postérieure de son mari. On avait donc vendu le vieux tandem qui avait pourtant rendu bien des services.

D'abord la traversée de la riche plaine de la Mitidja où on a bien de la peine à s'imaginer que l'on est sur le continent africain. Sur une cinquantaine de kilomètres à l'intérieur des terres, vergers, vignes et cultures maraîchères se succèdent avec autant de profusion, si ce n'est plus, que dans les plus riches régions de France. A Blida les choses sérieuses commencent avec les premières pentes de l'Atlas Tellien. Malgré la chaleur et la montée, cette première étape se passa assez bien et le soir même, ils s'arrêtèrent à Médéa à près de 1000 mètres d'altitude.

Nous retrouvons Nicolas et Lisette au quatrième jour de leur voyage, au sommet du col des caravanes, à 1270 m d'altitude, au cœur de la chaîne des Monts Ouled Naïl et Lisette est de fort mauvaise humeur. Le couscous consommé la veille dans une gargote douteuse de Djelfa y était pour quelque chose et ce col, pourtant pas bien méchant, lui a paru aussi dur à digérer que le couscous lui-même.

Pour dérider son épouse, Nicolas lui raconta la vieille histoire (ou légende) des filles des Ouled Naïl. Cela se passait vers la fin du VII ème siècle alors que les conquérants arabes venaient d'étendre leur domination sur toute l'Afrique du Nord. Les tribus montagnardes des Ouled Naïl avaient opposé une farouche résistance à l'envahisseur et lui avaient causé de lourdes pertes. Cette résistance assez inattendue avait exaspéré le Sultan d'Alger qui avait envoyé ses troupes dans les Ouled Naïl avec mission d'exterminer toutes les populations locales - rien que cela - Toutefois, lorsque les exterminateurs arrivèrent sur place, leur général fut frappé par la grande beauté de ces femmes de la montagne qui, pour être de simples paysannes astreintes aux durs travaux d'une terre bien ingrate, n'avaient rien à envier aux plus belles odalisques des Palais d'Arabie.

Le général pensa que ce serait dommage de détruire une race qui produisait de telles déesses, aussi jugea-t-il bon d'en référer au Sultan avant d'exécuter ses ordres. Il lui envoya un messager et, sous bonne escorte, quelques " échantillons " des beautés locales. Ce fut suffisant pour convaincre le Sultan. Un traité fut conclu avec les chefs des tribus des Ouled Naïl. Ceux-ci s'engageant à remettre tous les ans au Sultan d'Alger, six jeunes vierges pour enrichir son harem ; en échange de quoi, les farouches guerriers d'Arabie les protègeraient contre pillards et brigands qui, eux, ne se privaient pas d'obtenir par la force ce que le Sultan avait obtenu par la diplomatie.

Par la suite, l'Algérie passa à d'autres conquérants ; les Ottomans d'abord, puis les Français. Le traité était devenu une tradition, ce dont s'accommoda fort bien le Dey d'Alger, successeur du Sultan, car il avait aussi un harem mais le représentant de la France n'en avait pas. Alors, ces demoiselles allèrent offrir leurs services et leurs charmes aux plus " généreux ". Et c'est ainsi que, jusqu'à une époque relativement récente, les plus belles courtisanes d'Alger venaient des Monts Ouled Naïbiens. Dans les ménages Ouled Naïl, quand Madame fait une scène à Monsieur, elle ne manque pas de lui rappeler ce que les hommes des tribus doivent aux femmes.

En fait de scène de ménage, Lisette fut bien prête d'en faire une à son époux : " je commence à comprendre pourquoi tu m'as amenée jusqu'ici et tes histoires de poules de haut luxe n'ont rien de drôle. Si tu es venu pour les voir de près, c'est plutôt raté ". Aussi loin que portait la vue, ce n'était que des sommets pelés et en fait de pin-up locales, un troupeau de chèvres gardé par un vieux berger s'était arrêté de brouter et regardait les deux cyclistes de leurs grands yeux étonnés, sans oublier un bouc aussi audacieux que puant qui semblait fort intéressé par les mollets de Lisette.

Si l'on descend le versant sud du col des Caravanes, on arrive à Laghouat, véritable porte du désert mais ce n'est pas là le but du voyage de Nicolas et Lisette. Revenus à Alger, ils prirent la route de la Kabylie. Leur itinéraire passait par Tizi-Ouzou et Bougie où ils retrouvèrent la côte qu'ils longèrent par Djidjelli, Philippeville et enfin Bône où ils allèrent visiter l'antique cathédrale de Hippone où repose le corps de St Augustin un des plus grands pères de l'Eglise qui vivait au IV ème siècle et qui fut l'un des premiers évêques natifs du continent africain. Le plus surprenant, c'est qu'il accéda à cette charge par... Le suffrage universel.

Constantine constituait la suite du programme. La route qui y conduit franchit le col des Oliviers à environ 1000 m d'altitude. Comme il faisait très chaud, Lisette se voyait déjà en haut du col faisant la pause à l'ombre bienfaisante du feuillage argenté des dits oliviers mais arrivée au sommet : déception, un paysage encore plus pelé et plus aride que dans les Ouled Naïl. Un paysage que le XX ème siècle semblait avoir à peine effleuré, y laissant au passage le ruban gris de la route, une route sur laquelle on rencontrait plus de fellahs à califourchon, jambes pendantes, sur leurs bourricots, que de voitures. Ici le temps semblait s'être arrêté.

Constantine, l'ancienne Cirta, est bâtie sur une table rocheuse fendue en deux comme par un gigantesque coup de sabre par les gorges au fond desquelles coule l'Oued Rhumel. On accède à la ville par une rude montée de quatre kilomètres à flanc de rocher. Une ville tout en falaises dont les deux parties sont reliées entre elles par des ponts vertigineux. Lisette ne prêta guère attention au viaduc de Sidi Rached, très large avec de hautes balustrades mais quand Nicolas émit l'idée de lui faire traverser le pont suspendu de Sidi M'Cid elle fit demi-tour épouvantée et il y a de quoi quand on aperçoit, sous ses pieds à travers les joints du platelage, l'Oued Rhumel qui coule à 180 mètres plus bas. On pourrait appeler Constantine " la capitale du vertige " et les habitants du quartier arabe doivent avoir le cœur bien accroché quand ils prennent l'air à leur fenêtre, au sommet d'une falaise de cent mètres de haut.

A l'époque de la conquête, les zouaves ouvrirent une brèche dans les murs de Constantine ; l'endroit est devenu la place où se tient le marché quotidien..

...mais le nom rappelle toujours ce fait d'armes, c'est la place de la Brèche, prolongée par une magnifique et immense terrasse d'où l'on peut voir les djebels environnants. C'est en escaladant les rochers sur lesquels est bâtie cette terrasse que les zouaves occupèrent la ville.

De Constantine à Batna, la route ne présente pas un grand intérêt, la ville de Batna non plus. Ils la traversèrent presque dans s'y arrêter et se dirigèrent sur Timgad, cité romaine fondée au premier siècle de notre ère et dont les ruines sont admirablement conservées. Si l'on en juge par leur étendue, Timgad devait être un centre important. Il aurait été le marché d'esclaves le plus " florissant " d'Afrique du Nord.

Le temps avait passé et il fallait songer au retour. Encore deux petites étapes dans les Aurès avant de remonter vers le Nord.

En fin d'après-midi, dès leur première étape des Aurès, ils traversaient un petit village quand un personnage campé au milieu de la route les arrêta. C'était un Arabe comme ils en avaient encore très peu vu jusque là. Coiffé d'un chèche orné d'un cordon de soie verte et chaussé de belles bottes de cuir rouge ornées de torsades faites de rivets de cuivre et impeccablement cirées. Il portait à la ceinture un poignard à lame courbe dans un étui d' argent ciselé. D'assez haute taille, un profil d'aigle et, dans ses yeux noirs, toute la fierté des guerriers de l'Islam.
Tout dans son aspect désignait un personnage d'un certain rang social. Il invita Nicolas et Lisette à venir prendre le thé chez lui, ce qu'ils acceptèrent. Pendant qu'un domestique les servait, il se présenta : il s'appelait Ben Amar et il était le chef du village. Sa demeure ne différait guère de celles des autres habitants du village mais elle était meublée avec goût : des tapis, des coussins et un grand coffre clouté de cuivre. Au mur était accroché un fusil arabe à la crosse incrustée de nacre et, dans un cadre, un diplôme ; celui de la Médaille Militaire signé par le général Juin que lui avait valu sa conduite courageuse aux combats de Monte Cassino alors qu'il était sergent dans un régiment de Tirailleurs. Sur un parchemin, un texte écrit en arabe- un verset du Coran sans doute.

Ben Amar s'intéressa beaucoup au récit de voyage de nos deux cyclos et s'enquit de leurs projets ; c'était très simple : retour à Constantine par Kenchela et Aïn Beïda, ensuite le train jusqu'à Bône et le bâteau. " Tout cela va bien vous prendre au moins deux jours " dit Ben Amar . " Bien sûr lui répondit Nicolas, à bicyclette on ne va pas très vite et pour nous avancer un peu, on va faire encore quelques kilomètres avant la nuit ". Ben Amar poussa un profond soupir et ils crurent l'entendre murmurer comme pour lui-même " deux jours ", puis il appela son domestique, lui dit quelques mots en arabe et le domestique disparut. Quelques minutes plus tard, ils allaient reprendre la route lorsque Nicolas s'aperçut que son pneu arrière était à plat. Une crevaison, ce n'est pas un gros problème pour un cyclo surtout avec une chambre à air de rechange mais encore faut-il avoir le minimum de clarté. Or à cette époque de l'année, on passe du jour à la nuit avec une rapidité dont on n'a guère l'idée en France. Cette nuit s'annonçait particulièrement noire et comme au village du caïd Ben Amar on s'éclairait encore à la lampe à pétrole, il fallut bien accepter l'hospitalité pour la nuit. Une hospitalité digne des vieilles traditions de l'Islam. Ben Amar leur fit servir un substantiel repas et leur donna des couvertures car les nuits sont froides dans les montagnes mais lui-même ne prit pas part au repas, il s'en excusa prétextant des affaires à régler et partit dans la nuit. Il sembla à Nicolas qu'il avait laissé un factionnaire armé devant la porte mais, pour ne pas inquiéter Lisette, il garda cette impression pour lui.

Le lendemain matin, il faisait grand jour quand Ben Amar vint lui-même les réveiller mais un Ben Amar tout catastrophé. Un bourricot fugueur que son propriétaire ramenait chez lui à grands coups de bâton avait passé sa fureur sur le vélo de Lisette ; cinq rayons cassés par le sabot rageur du solipède en furie. Le Caïd avait bien menacé de tous les châtiments islamiques le fellah propriétaire du bourricot, mais cela ne remplaçait pas une bonne roue avec tous ses rayons. Comment trouver un mécanicien sur vélo dans les Aurès ? D'après Ben Amar, il faudrait aller jusqu'à Constantine car, à sa connaissance, il n'y avait pas de mécano ni à Kenchela ni à Aïn Beïda.

" Mon fils Saïd va vous conduire avec sa camionnette " décida Ben Amar. Il entreprit un assez long conciliabule en arabe avec son fils qui apparaissait pour la première fois depuis leur arrivée. Un bien singulier fils, aussi courtaud et trapu que son père était grand et mince, moustachu, pas rasé et ébouriffé, aucun âge apparent et la mine franchement antipathique ; de plus vêtu d'une salopette crasseuse comme un vulgaire livreur de charbon. Si la charge de caïd est héréditaire pensa Nicolas, cet oiseau-là ferait bien de passer sous la douche, chez le coiffeur et chez le tailleur le jour où il succèdera à son père.

On chargea les deux vélos dans la camionnette ; Nicolas et Lisette s'installèrent avec leur machine, la cabine étant rigoureusement inhabitable pour un individu civilisé, ce dont Saïd semblait fort peu se soucier, et l'on partit. Bientôt la camionnette atteignit une vitesse dont on n'aurait jamais cru capable une telle guimbarde, branlante et ferraillant : virages sur les chapeaux de roues, grincements de pneus, villages traversés dans un hurlement d'avertisseurs, piétons frôlés criant des imprécations, volailles écrasées... Nicolas serrait contre lui sa pauvre Lisette livide de terreur. " A ce train-là, on sera vite à Constantine songeait Nicolas si ce fou ce nous tue pas avant ". Mais où l'inquiétude fit place à la peur, ce fut quand Saïd traversa Constantine sans même s'arrêter malgré les protestations de ses passagers qu'il feignait de ne pas comprendre. La descente sur le Rhumel au ras du précipice se passe de commentaires. Les localités se succédaient à une vitesse accélérée : Condé Smendou, El Arrouch et enfin Philippeville où Saïd daigna enfin s'arrêter vu que vingt mètres plus loin, c'était le plongeon dans le port. Ouf. Allah fait quelquefois des miracles, on sortait indemnes de ce rodéo insensé .

Un grand bateau était dans le port, cheminée fumante et sirène mugissante, son équipage occupé à larguer les amarres. Nicolas et Lisette qui avaient heureusement leur billet d'aller et retour en poche n'eurent que le temps d'embarquer sur les talons de Saïd, toujours aussi peu loquace, qui portait allègrement les deux vélos sur ses épaules de déménageur. A peine était-il revenu à terre que la passerelle fut levée.

Nicolas et Lisette ne réalisaient pas encore ce qui leur arrivait ; après la plus cordiale hospitalité et la courtoisie la plus raffinée, une mise à la porte à laquelle il ne manquait que le coup de pied aux fesses. Ce fut du moins leur impression.

La traversée se fit sans encombre, une mer d'huile. Ils passèrent la nuit dans leur sac de couchage sur le pont couvert et fermé aux courants d'air. Ils furent réveillés à l'aube par une bizarre agitation ; des gens couraient sur le pont, s'interpellaient, gesticulaient. Tout de suite, ils pensèrent au naufrage mais ce n'était pas de cela qu'il s'agissait, les gilets de sauvetage étaient toujours bien rangés à leur place et personne ne mettait les canots à la mer...

Un haut-parleur se mit à grésiller et une voix forte en sortit : " Ici le Commandant qui vous parle ; les graves nouvelles qui nous sont parvenues par radio se confirment. C'est une véritable insurrection armée qui vient d'éclater en Algérie, principalement dans les montagnes des Aurès. Il y a déjà des morts. Gardez votre calme, je vous tiendrai au courant des nouvelles à mesure qu'elles me parviendront ".

Ce fut comme si un éclair avait traversé l'esprit de Nicolas et Lisette. Sans même échanger un mot, tous deux avaient compris. Le Caïd Ben Amar était au courant, peut-être même était-il l'un des chefs de l'insurrection...et ces deux-là qui arrivaient dans son village bien inopportunément, ignorant tout ce qui se préparait dans les heures à venir et bien décidés à se jeter dans la gueule du loup sans s'en douter ; il fallait les sauver et par tous les moyens. La crevaison ? Un clou piqué par le domestique, ces affaires à régler que le caïd avait prétextées pour ne pas assister au repas et ce factionnaire armé devant la porte, non pas pour empêcher les intrusions indésirables, mais plutôt pour les empêcher éventuellement de sortir et voir dehors des choses qui ne les regardaient pas. Sans oublier cette roue mise à mal dont on avait accusé un innocent bourricot. Enfin, ce Saïd si antipathique qui n'en avait pas moins risqué sa vie - et la leur - en conduisant comme un fou pour leur faire prendre le bateau avant, ce qui était pour lui et les siens, l'heure H. Mais avant l'heure, ce n'était pas encore l'heure et jusqu'à la dernière minute, on n'avait pas failli au respect de cette vieille loi islamique...l'Hospitalité.

Un éphéméride accroché à une porte portait encore la date de la veille : 1954 - 31 octobre...Un nouveau chapitre de l'histoire commençait. Nicolas et Lisette mirent bien du temps à réaliser qu'ils en avaient vécu la première page. Ne furent-ils pas les premiers Français à avoir vu de près ceux que, pendant des années, on appela les " fellaghas " et les derniers à avoir quitté le sol algérien avant le drame que beaucoup des nôtres ont connu ?

Ils sont de ces millions de braves gens inconnus qui, sans s'en douter, font l'histoire avant que, le temps ayant fait son œuvre, d'autres l'écrivent.

René LORIMEY

VILLEURBANNE (69)


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