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UN COIN SURPRENANT...

Revue N° 11 Page 33

Vendredi 5 septembre 1980

Beaufort, 8 h 30. Le cycliste s'extirpe de la tente, la journée s'annonce belle. Au programme figurent le cormet d'Arêches, le col du Coin et si possible les cols de Bresson et du Grand-Fond. Pour ces trois derniers, les seuls renseignements dont je dispose sont les laconiques pointillés de la michelin et cela implique l'achat de la 1/50.000°à Arêches. Le col du Coin y brille par l'absence de tout sentier alors que le col de Bresson est effectivement traversé par le GR 5. Enfin, on verra bien...

Après Arêches, la route longe plus ou moins le torrent et, sans être coupable, la pente est plutôt accusée. Au barrage de St Guérin, à 1150 m d'altitude, le goudron disparaît définitivement. Le chemin demeure cependant assez large et l'on aperçoit très bien les trouées du col de la Louze et du cormet d'Arêches. Au niveau des Tuiles, les cailloux sont franchement mauvais, mais on peut rapidement remonter sur le vélo.

Le passage le plus joli de cette montée se situe au lac des Fées. Quelques gouttes se mettent à tomber et la famille qui pique-niquait au bord du lac rentre précipitamment les chaises de jardin dans le coffre de la voiture. Tant mieux pour eux, la pluie leur aura permis de faire un peu de sport. Un sentier coupe le chemin sur la droite, et c'est en compagnie d'un marcheur qui l'a emprunté que j'accomplis les derniers mètres du col.

Au col, il est 13 h et une heure supplémentaire s'écoule à discuter avec un couple de lorrains. Ils se dirigent vers le col de la Grande Combe et le crêt du Rey qu'une pancarte annonce respectivement à cinquante minutes et une heure quinze. Nous nous séparons en constatant une fois de plus que le temps change vite en montagne puisque les nuages ont à nouveau disparu de l'horizon.

Côté Maurienne, la vallée semble bien plus encaissée. Au refuge de la Coire, il faut obliquer sur la gauche, le col du Coin étant indiqué à cinquante minutes. Jusqu'à Plan Brunnet, le chemin est cyclable sans problème, mais à partir de là, sa surface devient très irrégulière et se couvre rapidement d'herbe. Face à soi en levant les yeux, la ligne de crête s'abaisse nettement : c'est le col du Coin. Dans le pré voisin, des vaches sont attachées à des piquets en rang d'oignons : c'est le moment de la traite.

Les traces du chemin disparaissent totalement et en quelques mètres, la pente devient muresque. Il faut à présent adopter la technique du cyclo-pioletage qui consiste à mettre son vélo perpendiculairement devant soi et, la main gauche sous le guidon et la main droite sous la selle, à avancer un peu à la manière d'une chenille, tantôt en soulevant le vélo, tantôt en s'appuyant dessus. C'est assez éprouvant, mais ça va finalement plus vite qu'en le portant sur l'épaule, ce qui nécessiterait, vu la pente de monter en zigs-zags. A trente mètres du sommet, j'abandonne le vélo et continue à pied pour repérer le passage le plus aisé. C'est ainsi qu'en tirant avec les mains sur quelques touffes d'herbe folle, j'atteins la crête. La vue de l'autre côté est stupéfiante :c'est un fond de cirque glaciaire d'où toute végétation semble exclue. Le col du Coin est légèrement plus bas sur la ligne de crête et cela nécessite quelques acrobaties supplémentaires pour y transporter le vélo et le matériel. Le temps de faire quelques photos et de détailler les sommets environnants ; il est déjà 15 h 30 lorsque j'attaque la descente. Le ciel s'est légèrement assombri mais n'est pas menaçant.
Le sentier est bien dessiné mais il est à la fois très pentu et rendu fort glissant par la présence de poussières de schistes ; aussi avec mon genoux opéré il y a moins de deux mois, je descends prudemment en faisant du portage décomposé : cent mètres pour descendre sac de sport et sac de guidon, puis cent mètres pour revenir chercher le vélo et ainsi de suite. Après deux ou trois lacets très serrés, le sentier traverse quelques coulées de neige où l'on peut voir des traces de pas, mais pas de traces de vélo.

Quelques gouttes se font sentir en même temps qu'une barre de nuages plutôt noirâtre traverse le ciel - ou plutôt le peu de ciel que les cimes resserrées permettent de voir-. J'accélère le rythme de portage, d'autant que la pente diminue et que la partie où l'on peut pousser le vélo s'approche.

D'un seul coup, les gouttes de pluie se transforment en grêlons et un violent coup de vent vient me fouetter le visage. Le sentier est presque plat, je mets mon poncho et enfonce ma capuche jusqu'aux yeux. En deux minutes, les rochers s'enveloppent d'un manteau gris, l'horizon se bouche totalement et la foudre se met à tomber avec un bruit d'enfer dans la cuvette : je me suis fait piéger par l'orage comme un débutant.

Alors, bien que le sentier prenne un malin plaisir à ne pas vouloir descendre, je me mets à courir aussi vite que je peux, en faisant rebondir les roues du vélo sur les pierres. Les éclairs font un boucan de tous les diables. J'en compte ainsi une quinzaine jusqu'à ce que j'arrive en vue d'une vieille ferme au toit de lauzes, petit coin de paradis au milieu de l'apocalypse

C'est le Chalet du Coin et j'y suis accueilli par une demi-douzaine de paysans, dont certains très jeunes, tous habitués avec une certaine philosophie semble-t-il, aux caprices du ciel. Ils n'habitent ici en permanence que trois semaines dans l'année, pour la fin de l'estive et la fabrication du fromage. Chaque jour, cent kilos de " Beaufort " sont ainsi descendus vers la vallée, et qui plus est, à dos de mulet durant la première partie du trajet, car l'étroitesse et la rudesse du sentier ne permettent pas aux moyens de transport mécaniques de monter jusqu'au chalet. En posant beaucoup de questions, j'apprends également qu'un couple de cyclos est passé ici, il y a quelques jours, apparemment dans l'autre sens. Nous sommes à plus de 2.100 m d'altitude et je n'envie pas la vie de ces hommes que la montagne semble avoir rendus presque aussi froids qu'elle.

L'orage s'est calmé et, fort de quelques renseignements supplémentaires sur l'état du chemin, j'essaie de couper par les alpages, étant entendu que la montée au col de Bresson, ça sera pour une autre fois. En fait, couper par la rive gauche du ruisseau du Coin fait perdre une demi-heure de plus, car on débouche sur un précipice avec, il est vrai, une fort belle vue sur le lac de Roselend.

Entre Presset et le chemin de Dunand, le passage nécessite un portage continuel ainsi que la traversée d'un torrent qui a la drôle d'idée de couper le sentier. A Treicol, le chemin devient cyclable, mais il est 19 h 30 et à cause de la nébulosité, la nuit tombe déjà. Ensuite, le chemin longe le lac de Roselend puis d'élève rapidement vers la route du col du Pré.

La descente sur Arêches, sinueuse et humide, reste dangereuse. Enfin, à 21 h, je pénètre dans Beaufort. L'averse se déchaîne à nouveau, mais sous la tente, avec des boules dans les oreilles qu'est-ce qu'on peut bien craindre ?

Marc LIAUDON

Vichy (03)



P.S. : col du Coin 2.409 m, réf. 74-18 20-92

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