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TRA LA HIAUTE

Revue N° 11 Page 36

En ces temps incertains, la crise m'avait frappé de plein fouet et je végétais à l'ombre d'un arbre vigoureux : le chômage. Je n'osais pas partir loin de peur de rater une offre hypothétique (et de peur de ne pouvoir partir, je n'osais pas trop chercher !). Mais un jour, l'espoir et le boulot montrèrent le bout de leur museau ; le bout du tunnel était en vue. Pour profiter pleinement de mes derniers instants de liberté, je m'en allais gaiement, d'une pédalée alerte et insouciante, vers la Haute Savoie. Où ? Quand ? je n'en savais trop rien. Heureux, je partais. Un point c'est tout. Et pour une fois, sans itinéraire précis, minuté, pesé et repesé. J'avais même pas épluché la liste des cols : c'est dire l'aventure !

La poisse m'attendait au tournant. Un pet insignifiant à la sortie d'Ugine...Sans doute un de ces graviers vagabonds, amateur de câlins pointus avec nos pneus. Pas bien plus loin, mon vélo semblait vouloir retourner à l'état sauvage et je me retrouvais donc près d'une fontaine, râpe et rustines à la main pour un jeu ennuyeux. La partie fut longue : la première rustine ne tint pas, la seconde non plus et, me rabattant sur la chambre de rechange, je constatais avec un certain déplaisir qu'elle était crevée. L'affaire était entendue, j'étais dans la m... Rageusement, je plaçais une troisième rustine et, sans lui demander si la colle était à son goût, je regonflais à bloc et filais vers Faverges. Las. Il faut toujours demander leur avis aux gens. Ma rustine n'avait pas aimé sa colle et elle le fit vite savoir...Et de gonflettes énervées en gonflettes excitées, je parvins à Faverges où le vélociste-brave homme- compatit à mes malheurs et me soulagea la tirelire.

Je repris alors ma pédalée alerte et insouciante sous le beau soleil de Savoie, moins bon et chaud que ces derniers temps, où il avait eu la main lourde, mais encore très convenable. D'ailleurs, ça barbotait ferme dans le lac. Mais ça barbotait ailleurs que dans l'eau : ma cuvette de pédalier prenait la tangente... Devant le peu de succès du serrage manuel, j'entrepris de démonter les plateaux pour pouvoir serrer comme il convient la vis de la récalcitrante. Allez savoir pourquoi je ne sors jamais sans mon kilo d'outillage !

Je reprenais ma pédalée alerte et cætera quand se produisit la chose : râpe et rustine en vinrent à bout, comme d'ailleurs de mes nerfs . 4 h 30 pour 45 kms rigoureusement plats, sans la moindre brise défavorable...Ma balade virait à la course de gastéropodes... Plus question d'insouciance, et c'est en bûcheron bûcheronnant que je filais au col d'Evires où m'accueillent quelques gouttes. Les cieux étaient avec moi ! Et de là jusqu'au soir, ce fut à qui menacerait le plus : la crevaison, désormais d'une banalité routinière, l'égarement dans les bois (je pouvais compter sur mes raccourcis toujours longuets) ou l'orage, assez lointain pour ne pas gêner dans l'immédiat comme assez proche pour décourager toute velléité d'escapade vers les sommets. La famine menaçant aussi, je fis une sage après-midi, juste deux petits cols à peine muletiers et rien qu'un raccourci où, après avoir erré dans les forêts du Môle , je me retrouvais à mon point de départ. Pour finir, juste avant que s'abatte la nuit, un col sans nom, mais avec numéro : le 74 32. Voilà où nous mènent les Cents Cols ! Sous prétexte de randonnées champêtres, j'en viens juste à savoir qu'aujourd'hui, j'ai passé le 74 22, le 74 15 et le 74 32. Bouh les vilains cyclotouristes que voilà ! Après le 32, ce fut le plateau de Plaine Joux, ersatz de Jura égaré dans la Hiaute. Bosses propices au ski de fond et aux chalets à drapeaux helvètes. Bref, le Jura suisse en moins cher.

Au petit matin, la poisse semblait m'avoir abandonné. Que voilà un compagnon que l'on regrette peu ! De joie, mais les pieds dans la rosé, je courus vers un petit muletier, le col du Creux. A la moue des vaches que je croisais, je compris qu'un cycliste sensé n'avait rien à faire en ces lieux... Tant pis. Je me moque déjà de l'avis des gens raisonnables, alors les vaches !

A partir dans le vague, on ne s'expose qu'à une chose : aller dans le vague. C'est une douce vie changeant des safaris-chasse aux cols qui sont d'ordinaire au menu, mais ce n'est pas aussi juteux...

Parvenu aux Nants, un charmant hameau bien au dessus de Bellevaux, et plutôt que de cogiter pour dénicher le chemin du col de la Balme, je glandais dans les prés , l'œil voguant des nuages à une fontaine et de la fontaine à l'herbe. Champêtre, mais de peu d'utilité pour la route. D'ailleurs l'herbe fut traîtresse, puisque sur les dix mètres que je fis sur le vélo, je trouvais le moyen de rouler sur une chose - d'ailleurs courageusement restée dans l'anonymat - qui perça mon pneu. Cette chère vieille poisse ! Encore deux ou trois coups comme ça et ma chétive réserve de rustines trépassera. Enfin, cette séance de bricolage fut à l'origine du sursaut qui me fit passer quatre cols, fonçant tantôt dans les prés sur les faux sentiers que les vaches farceuses tracent si volontiers, tantôt dans les bois sur d'antiques sentes aux destinées toujours surprenantes. Une astuce est de filer droit vers ce qui semble être le col, en faisant fi des épines et des tourbières. Une autre astuce est de se munir d'une carte à jour signalant la belle et bonne route qui montait au col sur l'autre versant. Mais je crains que l'IGN soit long à digérer les derniers développements de nos pistes forestières. Il faut donc se servir seul (1). Mais peut-être qu'IGN et consorts espèrent compenser leur retard ici par une avance ailleurs ? En tout cas, la commune de Reyvroz a dû se fendre d'un magnifique panneau " Voie sans issue " pour préciser lourdement ce que des générations de cartes n'ont pas encore compris : il n'y a pas de route pour descendre à Bioge, le carrefour des Drances de Mozine et d'Abondance. Ca n'empêche pas les cyclistes de passer, en descente le GR 5 est largement aussi roulant que bien des pistes cyclables d'Allemagne.

Ubine, terme d'une route démente près des Cornettes de Bise. J'y passais, poursuivi par un brouillard pressé d'en découdre avec la falaise qui écrase l'alpage. Et dans cet alpage, il est une chapelle aux paroissiens étranges, bovins de nature, chrétiens d'occasion. Un vague souvenir de crèche les pousse à profiter de l'inattention des passants pour aller réchauffer le Christ de l'autel. Tolérants comme nous sommes, nous les chassons bien vite. Pourtant c'est à cause d'eux qu'existe cette chapelle. Quatre siècles en arrière, les alpagistes la bâtirent pour juguler le céleste courroux, le Très Haut se vengeant sur les bêtes du peu d'intérêt des paroissiens d'Ubine pour sa dévotion. Tout l'été sans assister à une messe, et voilà nos braves montagnards considérés comme graine d'infidèles... Temps obscurs, mais c'est tout ce qu'ils avaient comme sécurité sociale. Aujourd'hui, bientôt assurés contre le bris d'ongle d'orteil au fond des chaussures de montagne, nous pouvons aller tranquilles.
L'amusement étonné des randonneurs pédestres rencontrés dans leur milieu naturel finit par être lassant. Eux passent avec leurs questions, moi je reste. Je ne serais qu'un instant exotique dans leur randonnée, entre deux ampoules " grosses comme ça ", un peu le fada du pays. S'ils sont bien lunés, ou le jeune inconscient s'ils le sont un peu moins. Leurs éternelles questions stupides me feraient presque douter de ma santé mentale si je n'étais certain du bien fondé de ma démarche. Souvent le vélo est d'une encombrante inutilité vers les sommets, mais c'est ma liberté que je porte. Au col, il leur faudra rebrousser chemin vers leur voiture, comme ces chiens arrivés au bout de leur laisse. Et moi, je continue de vallées en vallées, libre et puriste. La marche d'approche fait partie de l'ascension, la prépare et la valorise et n'a pas à se faire en infirme, moteur aux fesses. Et puis, à ces branquignols bedonnants, vacillants dans les éboulis du haut de leurs espadrilles, est-ce que je leur demande s'ils font un pari ou s'ils s'entraînent pour un marathon ? Rares sont les vrais randonneurs, voguant de crête en crête, du Léman à la Méditerranée. Ceux-là ne rient pas bêtement et me renseignent sur l'état du chemin, en se foutant d'ailleurs le doigt dans l'œil sur les possibilités d'un vélo. Les cyclos aussi semblent les ignorer, à voir la foule que je rencontre en dehors du bitume. Cette année, malgré des centaines d'heures en montagne, je n'ai vu qu'un confrère (un bien curieux curiste d'ailleurs !). L'espèce est un tantinet plus menacée que les chamois. Eux au moins ne peuvent céder à la facilité.

Saturé de muletiers, je m'arrêtais à Chatel à des " point d'heures " comme de coutume. J'ai le démarrage aussi lent que le freinage et par gourmandise, je picore les cols jusqu'à tard le soir. C'est souvent à la lampe de poche qu'il me faut trouver un gîte. Ce soir là, mâchant avec conviction mon couscous quotidien, je contemplais le lac de Chatel, aux rives peuplées d'une étonnante faune : des scouts treillis-rangers à l'assaut de la Suisse au rougeoyant pécheur allemand s'essayant aux régates pour aller repêcher ...son bouchon, en passant par la famille béate regardant un rocher lui débarouler droit dessus et ne devant le salut qu'à un ultime réflexe de la pierre...

Le plaisir du jour, la récompense suprême : le bon bitume d'Avoriaz à Morzine. Après une journée de " dur labeur ", s'offrir cette peau lisse ondoyant dans les prairies du soleil couchant, cela vaut tout l'or du monde. Rareté qu'une descente goudronnée :malgré les neuf cols du jour, c'est la seule et unique. Toutes les autres m'ont vu sautiller et rebondir de pierre en pierre sur des sentes ou des pistes plus ou moins défoncées, tant en France qu'en Suisse. Le matin m'avait déjà vu cahoter sur le GR 5 à la recherche d'un col des Granges que je n'ai pas trouvé, puis ahaner sous le vélo chargé, pour gravir le col de Bassachaux, plus bas que le revêtu, mais bien dur quand on s'est trompé de chemin. Ce genre de " cochonnerie ", même passé en descente vaut bien des Galibiers, durs mais sans surprise. Et si l'on se met à chipoter sur le sens de passage d'un col, chipotons aussi sur la manière de le passer : pourquoi le col du cyclo léger rien-sur-le-vélo-tout-dans-la-voiture vaudrait autant que celui du cyclo-campeur ? Cols franchis à bicyclette dit le règlement. Alors en montée ou en descente, qu'importe ! On aura beau imposer toutes les conditions imaginables, multiplier le poids du vélo par l'âge du capitaine, ce seront toujours les mêmes qui grimperont le plus de cols.

Bassachaux bis dans la poche, je filais vers de nouvelles perles à enfiler sur mon collier déjà lourd. Perles amèrecomme à Chesery où, debout sur les pédales, l'air frais de la côte 2000 me chatouillait la tignasse alors que les roues n'étaient qu'à 1998 mètres. Perles de pacotille, comme la Joux Verte aux trop forts relents de Tour de France ou perles bradées par des commerçants sans goût, comme celles de Vorla et de la Chavannette, concassées et aplanies par les bulldozers, zébrées de télésiè ges avoriazo-suisses...(Je râle, mais j'étais fort content ce soir-là d'aller en vélo sur ces pistes honnies quasiment au sommet de cols...). Et le soir à Morzine un brillant qui manquait au collier : un orage de derrière les fagots, qu'en cyclo-campeur avisé et sans tente, j'admirais depuis mon studio spacieux (mais en construction). Pas question de fermer l'œil, et au petit matin, seul le café du plâtrier hilare me permettra de le garder ouvert.

C'est qu'aujourd'hui, il y a à voir ! Moins dans les muletiers que dans les cols " tout venant " où la France sportive s'est rassemblée aujourd'hui. Bernarino et consorts sont annoncés dans les parages, et dès potron minet c'est l'invasion. Des hordes de " sportifs " déferlent sur la vallée. Lutte à mort pour la possession DU coin génial d'où l'on verra Bernarino vaincre à Morzine tout en savourant l'agonie des derniers dans Joux Plane. L'ombre du plus petit pommier s'arrache au couteau, les chaises longues s'étalent dans les foins (merde ! coupez-moi ces herbes, on ne voit rien !) et la France sportive s'étale dans les chaises longues, boîtes à décibels et glacières bourrées de canettes à portée de main. Pas d'efforts inutiles, pour concentrer la force vitale sur LE cri qui donnera des ailes au César des coureurs. " ALLEBERNARINO !! ". d'une traite et sans respirer ! Ca vous asphyxie le supporter moyen pour quelque temps ...Et de partout fuse ce cri...Mais que diable ! Pensons un peu aux autres coureurs obligés de rouler avec des boules Quiès pour garder un semblant de moral !! Eux qui derrière Bernarino, ne sont plus qu'un troupeau plus ou moins agonisant, noyé dans la publicité, trimant, suant et courant après la priprime-carotte (quitte à tâter du bâton s'ils ont abusé de l'engrais miracle...).

Coincé là-dedans, et tel le cheveu sur la soupe, j'ai nommé le cyclo, roulant pour son plaisir, huron innocent adepte de la pause " fraises des bois ", étranger parmi cette foule assassine toujours prête à vous lancer un " toujours dernier comme Poulidor ! " si vous n'avez pas l'aisance requise par ces docteurs es-cyclisme qui peuplent habituellement nos cafés du commerce.

Et donc, lassé de tant de bruit, l'élève Rieu regagna sa place là-haut dans la montagne.

François RIEU

ALBERVILLE (73)




(1) Depuis Seytrous, dans la vallée de Morzine, une piste monte sous le col de la Balme, passe au col de la Lanche (d'où un layon - pour spécialiste du 110 m haies tant les forestiers en laissent- mène au col du Vallonnet) puis disparaît en direction du col des Chavannes, qu'elle atteint peut-être.


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