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LES "FORZA" DE LA ROUTE

Revue N° 11 Page 52

" Col Fermé ". Tiens ? L'Echelle est fermée ? Un cinq juin ? Pourtant le col est là, tout proche, et la neige ne subsiste que sur les hauteurs, bien au dessus de la cuvette. Il doit y avoir un obstacle dans la descente, vers l'Italie. Sur ce versant, exposé au nord, la route non revêtue, porte sans doute les séquelles de l'hiver, en cette fin de printemps maussade. Ma foi on verra bien. De toute façon, un vélo se faufile partout.

Après le vert tendre des prairies tapissant la dépression du col, le décor sauvage de la descente sur Melezet et Bardonecchia marie le gris des rochers, couleur de ciel, l'ocre de la terre et le vert sombre des conifères. La route, en partie dissimulée par la forêt clairsemée plonge en direction du petit barrage retenant les eaux de la Vallée Etroite, trois cents mètres en contrebas.

L'obstacle est là, au tout début de la descente ; le tunnel creusé dans la roche est partiellement obstrué par la neige, mais l'espace dégagé est suffisant pour le passage d'une bicyclette. Allons, ce n'était pas un bien gros obstacle. Plus ennuyeux est celui qui se présente plus loin, à l'entrée du premier virage. Deux chiens de belle taille, à l'attitude hostile, campent au milieu de la chaussée, comme à l'entrée d'un domaine dont ils auraient la garde, et semblent peu disposés à me laisser entrer. Le cyclo est l'ennemi du chien ; c'est ainsi, allez savoir pourquoi. Fort heureusement ces fauves sont sous influence, celle de leur maître, couché dans l'herbe du talus qui, d'un cri, les rappelle alors que, pressentant l'horrible agression, les poils de mes mollets commençaient à se dresse d'effroi.

Jean BOBET, grand cycl(otour)iste devant l'Eternel, a dit : " Quand on est fada, on ne se refait pas ". Fort de cette affirmation, et puisqu'il faut bien assumer sa condition, j'ai fait demi-tour à San Sisto, après les derniers lacets, et suis reparti en sens inverse. Non , non, je n'ai rien oublié au col, mais cette " Strada non asfaltate " m'attire et je veux bien payer d'une seconde dégringolade aux trépidations douloureuses, le plaisir d'une belle escalade intercalée. Et puis, me direz-vous, il y a là-haut ce fameux col du Mauvais-Pas que j'ai franchi tout à l'heure, à la suite du col de l'Echelle, sans donner un coup de pédale et que bien entendu, je n'aurais pas pu compter dans ces conditions. Et pourtant, je ne l'homologuerai pas ce " Mauvais-Pas "... Tout bien considéré, je pense que ce n'est pas véritablement un col, malgré ce terme " Pas " qui prête à équivoque. Ou plutôt, lui et l'Echelle ne font qu'un. Ils sont les deux rebords du plateau qui les relie. Cela n'enlève rien, toutefois, au plaisir de l'escalade. Passons.

Du reste, avec mon 30 x 28, je dois dire que ça passe très bien. Premier virage, deuxième virage, troisième virage. Tiens, un coreligionnaire. Alléluïa ! Content de te voir, ami. D'autant que tu n'es pas seul. D'autres cyclos et cyclotes te suivent et, quelle bonne surprise ! j'ai le plaisir de reconnaître l'une d'elle au passage. L'arrêt s'impose. Marie et ses compagnons sont membres des Cyclotouristes Grenoblois. Eux aussi sont partis ce matin de Briançon et se rendent à Sestrière. Ca tombe bien, moi aussi. Au fait, qu'allons-nous faire à Sestrière ? Car nous nous y rendons pour la même raison, bien sûr. Eh bien, nous allons voir passer le tour d'Italie, dont c'est aujourd'hui l'avant-dernière étape Cunéo-Pinerolo, celle du souvenir. Ce n'est pas une étape ordinaire. Jadis, Fausto COPPI, sur ce parcours, accomplit l'un de ses plus grands exploits. C'était en 1949, et seul, l'état de la route a changé. Cinq cols sont au programme de cette " leggendaria tappa " et l'itinéraire empruntant largement aux Alpes françaises, est tout à fait digne d'un brevet cyclo-montagnard franco-italien. Sûr que le passage du dernier col devrait valoir le déplacement.

Mais d'abord, en terminer avec ce " Mauvais-Pas ".Bonne route les C.T.G. à plus tard, peut-être. Les deux cerbères, fidèles au poste, ont à nouveau dressé l'oreille à mon approche mais, résignés, l'ont rabaissée sur une nouvelle injonction de leur maître. A son troisième passage, dix minutes plus tard, ils ne prêtent plus guère attention à ce cycliste bizarre qui va...qui vient...Adieu, Colle della Scale, et merci pour ces quelques kilomètres de route " primitive ". Un vrai bonheur. La poussière est moins toxique que l'oxyde de carbone, et les cailloux noirs moins dangereux que les ailes de voiture.

Ah, les voitures, je peux désormais les compter à partir d'Oulx. Mais je l'ai bien cherché. Toutefois elles seront stoppées à Cesana Torinese, au pied de la dernière difficulté de cette étape que les coureurs aborderont tout à l'heure après avoir franchi le colle della Maddalena (col de Larche), les cols de Vars, de l'Izoard et du Montgenèvre.
Les cyclistes accourus par centaines à l'appel du " Giro " ne s'en plaindront pas. La route menant à la station de Sestrière est à eux. Jusqu'au dernier moment, ils l'ouvriront aux coureurs, sous le regard bienveillant des policiers qui composent un service d'ordre moins sévère que celui du Tour de France. Et les exhortations de spectateurs enthousiastes et volubiles. " Daï, daï ! " Je suppose que c'est amical. " Forza ! " C'est déjà plus facile à comprendre et, personnellement, cet encouragement m'est plus doux à l'oreille que l'exécrable " vas-y P.. " dont nous sommes affligés de l'autre côté des Alpes.

" Forza " par ci, " Forza " par là. A force, j'ai forcé l'allure sur le haut de l'ascension ; gagné à mon tour par la frénésie ambiante mais j'ai dû, sans cesse , jouer de l'avertisseur dans le dernier kilomètre où s'est massée une foule considérable et bien m'en a pris, car ils ont fait vite, escaladant Larche, Vars, Izoard, Montgenèvre comme vulgaires taupinières " ils " sont tout proches, " ils " arrivent, les voici !

Ils ont surgi de l'ultime rampe, le regard fixe, glissant rapidement sur les pavés roses de la station, déjà lancés dans la descente vers Pinerolo. Tous les favoris étaient encore ensemble après deux cents kilomètres de course et cinq mille mètres de dénivellation. Il n'y a plus d'Alpes...Enfin, pour eux, pas pour les sans grade dont les passages au sommet vont s'échelonner sur plus d'une demi-heure. Demain, " Tuttosport " et la " Gazetta Dello Sport " relateront leurs exploits et célèbreront la victoire de l'un des leurs, l'ombrageux " Beppe " à Pinerolo. Le macadam est jonché de ces journaux et d'autres encore. Papiers et prospectus en tous genres. La fête est terminée, place aux équipes de nettoyage. Elles auront du travail. En France, certains villages de montagne, plus soucieux de leur environnement que de rentabilité ont mis leur veto au passage du Tour. Comment leur donner tort ?

A Cesana Torinese, j'ai retrouvé les C.T.G. redescendus de Sestrière quelques instants plus tôt. Alors que nous entamons ensemble la remontée vers le Colle del Monginevro, le soleil enfin fait son apparition, illuminant les flancs arides du Chaberton. Salut, géant du Briançonnais, vieille sentinelle meurtrière. Profite encore de tes quelques semaines de tranquillité. Dans deux mois, les randonneurs et les motards te prendront d'assaut. Il y aura aussi, certains jours, quelques cyclos dont la présence sur tes pentes amusera beaucoup ta clientèle habituelle de marcheurs transalpins. Pour eux ce sera plus dur...Mais ce ne sont pas les moins opiniâtres.

L'évasion aide à l'escalade et réciproquement. Nous allons bientôt repasser en France. Une très longue file de voitures immobilisées annonce le poste frontière de Clavière. Pauvres automobilistes ! comme ils doivent rager de voir ces cyclos remonter tranquillement toute la file et passer la douane et le poste de police sans être arrêtés.

Nous arrivons sur Briançon. L'après-midi n'est pas trop entamée. Les coureurs avaient pris beaucoup d'avance. " Et si on allait à la Croix de Toulouse ? " suggère un Grenoblois inspiré. La Croix de Toulouse ? Quelle bonne idée. Il y a longtemps que je m'étais promis de monter un jour à ce belvédère. La D 32 qui y conduit ne décrit pas moins d'une trentaine de lacets au fort pourcentage et la pente ne s'adoucit qu'au-delà des prés de Serre-Lan, au terminus de la route goudronnée. Il reste alors un peu plus d'un kilomètre à parcourir sur un chemin empierré pour parvenir à la Croix, et à l'oratoire de Notre-Dame de la Délivrance.

L'oratoire, bâti sur l'arête de la montagne, à la jonction des vallées de la Guisane et de la Durance, semble survoler Briançon. C'est impressionnant. Le regard plonge sur la cité, six cents mètres en contrebas, s'éloigne, s'attarde au sud, sur un horizon de cimes encore enneigées, puis vient se poser sur le sombre massif de l'Infernet et sur l'harmonieuse grande Maye aux lignes de pente régulières. L'été venu, ce sont deux sommets que l'on peut atteindre à vélo au prix de belles suées, mais quelle récompense...Le soir tombe sur Briançon, et les nuages ont repris possession du ciel me privant des fastes du soleil couchant. Tant pis, je ne verrai pas s'enflammer la Crête des Barres et le Pic de Jean Rey. Un autre jour peut-être. Il est temps de redescendre.

Daniel FREZE

BELFORT (90)


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